Une terreur venue du ciel

Le gigantesque exode

Ils arrivent !
Ils arrivent avec leurs bombes, leurs mitrailleuses. Et leurs sirènes. Piquant sur ces soldats français, braves, râleurs, insouciants et qui, à l'image de leurs ancêtres les Gaulois, ne craignaient qu'une chose : que le ciel leur tombe sur la tête.
Ce qui se produit, le 10 mai 1940, à l'aube.
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Ne sachant rien, on supposait tout. [...] Nous nous apprêtions à repartir, lorsque l'on crut le monstre, de nouveau, au-dessus de nos têtes. Quelqu'un venait de crier : « Un avion ! »
Et ce fut une course éperdue, chacun cherchant à fuir ce lieu, vulnérable entre tous, à l'approche du cataclysme. Pour ma part, je fus pris d'une terreur pire que celle de Sully, car au lieu de me sentir relativement protégé dans la foule au fond du ravin, je me suis retrouvé seul, perdu tout à coup, ma mère, comme tous les autres, elle-même disparue, réfugiée je ne savais où, si bien que la peur me cloua sur place, dans ce chaos de voitures et de camions, en plein milieu des citernes. Tétanisé, aveugle, stupide, je restai là sans mouvements et sans pensée, comme vidé de moi-même, quand un bruit fort me rendit mes facultés ; c'était l'avion, arrivant presque au-dessus de moi. [...]
Je me suis précipité sous un camion qui se trouvait là, refuge d'ailleurs illusoire, et je m'y suis recroquevillé, tout entier pris par l'idée que, d'une minute à l'autre, j'allais peut-être brûler vif. [...] Concentré dans ma peau, je ne cherchais qu'à me terrer sous mon camion, à m'enfoncer dans le sol, comme un animal traqué dans son trou.
Témoignage
Il faut penser à sauver sa peau

Les vautours à croix gammée

Les Stukas, vautours à croix gammées sur les routes de l'exode en 1940
Roger raconte qu'il a subi quatre heures durant tin de ces bombardements. Les stukas n'étaient pas impressionnants en eux-mêmes, ils ressemblaient à de vieux biplans « lents et démodés ». Ils paraissaient par trois, quatre ou cinq. Pas de « vibration profonde des escadres », un « teuf-teuf » archaïque d'avions qui se suivent à la queue leu-leu, dont les roues ne se rentrent pas en vol.
Mais ces vautours à croix gammée, à deux cents mètres du sol, épient leur proie sans se presser, repérant la cible avec soin. Ils sont effrayants au piqué, quand les « petites crottes noires » se détachent des ailes pour exploser en une pluie d'éclats mortels. On voit « l'avion vous foncer dessus personnellement, visant votre ventre, avec l'oeil cruel de l'hélice qui vous ajustait, vous fascinait ».
Le degré de peur se mesure à celui des décibels. Au sol les enfants hurlent, les mères ensanglantées titubent. L'asphalte de la route vole en éclats, les vitres des voitures explosent. Ils descendent en arrachant les tympans jusqu'à cinquante mètres, à portée de mousqueton, de revolver.
Quand ils repartent, les soutes vides, les suivants sont là, le ciel n'est jamais désert, ils semblent innombrables. Ils vont se poser sur les aérodromes du Rhin, faire leur plein d'essence et de bombes et reviennent aussitôt. Ils sont les maîtres du ciel, lâchent la foudre où ils veulent. Personne ne peut se cacher, se mettre à l'abri. Ils voient tout et frappent comme l'éclair, sans être contrariés. Ikor n'a jamais vu abattre un stuka. Ils sont la première tarentule de l'exode, l'incessante banderille qui vient stimuler le corps amorphe de la colonne innombrable. Si les partants n'ont pas de destination précise, ils savent qu'ils veulent gagner, au plus tôt, un pays qui ignore les stukas.

Le bombardement d'Abbeville

Bombardement des villes pendant la bataille de France en 1940
De 9 heures à 17 heures, les raids sont incessants. La DCA française a été neutralisée d'entrée de jeu. Aucun chasseur allié ne vient contrarier les bombardiers à croix noire. La ville incendiée se consume, sans que les pompiers, qui ont perdu trois hommes, dont leur capitaine, puissent éteindre le feu. Plusieurs centaines de blessés ont reçu des soins à l'hôpital, et le flux des brancardiers ne cesse pas. La morgue est saturée : on dispose les cadavres souvent méconnaissables dans un jardin. Il est d'autant plus difficile de les identifier qu'ils ne sont pas des habitants d'Abbeville. La plupart des victimes sont des gens de passage.
Ceux d'Abbeville sont partis, souvent pour la Normandie, le 19 mai. Ils ont reçu des informations de certains officiers de la petite garnison de recrutement régional qui ont encouragé les départs. Comme à Reims, ou à Sedan, les possesseurs d'automobiles sont partis les premiers : professions libérales, commerçants, entrepreneurs, notaires, marchands. Ils ont rejoint sur la route les Amiénois qui ont déserté leur cité aux quatre cinquièmes, et les Picards des bourgs ruraux.
Pendant toute la journée du 19 mai, à Abbeville, tout semblait encore possible aux réfugiés venus du Nord. Les sirènes de la défense passive ont sonné à plusieurs reprises, portant la panique à son comble, sans qu'aucun avion allemand ne se soit présenté. L'église Saint Jacques a été garnie de paille pour que les réfugiés puissent s'y reposer. Les gens d'Abbeville leur emboîtent le pas quand ils demandent la direction de la gare.
Ils ont été plusieurs centaines ce jour-là à s'être embarqués dans un train. La gare n'est pas bombardée le 19 mai, les convois s'y succèdent encore, drainant les gens de Lille, d'Arras et de Douai arrivés par la route. La ligne d'Amiens est coupée, seule celle d'Abbeville peut encore évacuer les passagers vers le sud. A l'étape, les habitants de Tourcoing racontent aux Abbevillois qu'ils n'ont plus de maire, ni de pompiers, ni d'agents de police. Ceux d'Arras assurent que la préfecture est vide et que les blessés sont abandonnés dans leurs lits. Dans les prisons, tous les détenus n'ont pas été libérés. Ils ont été abandonnés dans leurs cellules fermées, sans vivres et sans eau.
Le bombardement des gares d'Abbeville est meurtrier. Des réfugiés belges venant de Tournai attendent depuis le 16 mai leur évacuation à la « gare anglaise », un triage construit par l'armée britannique en 1916. Le 19, les réfugiés sont encore là. Le 20, à 11 h 30, ils sont bombardés par les lourds Heinkel qui détruisent les trains alignés sur le triage, écrasent les abris des baraquements. Même attaque de la gare principale d'Abbeville, où l'on enterre deux cent quatre-vingts victimes et quatre cent soixante autres à la « gare anglaise ».
Les vieillards de l'hospice ont été regroupés dans les caves, les détenus de la prison ont été libérés, sans doute par leurs gardiens. Où sont les autorités ? Pas de sous-préfet, pas de maire. Deux adjoints s'évertuent à mettre en place des organisations de secours. Un antiquaire, ancien combattant, dirige les équipes formées de bénévoles. Des curés se dévouent, transportant les blessés en brouette, aidés par les agents du chemin de fer, les scouts, des habitantes dévouées qui s'improvisent infirmières.
La collégiale de Saint-Wulfran est atteinte, une bombe tombe sur l'hôpital. Le chirurgien fait descendre lés blessés au sous-sol et continue à opérer. Sans eau et bientôt sans électricité. On compte le soir sept cents blessés secourus. Douze citoyens d'Abbeville seulement ont été tués, parmi un millier de cadavres.

Le récit terrible du bombardement d'un centre d'accueil

Le 10 juin, à 12 h 30, au centre d'accueil de Sées, un chapelet de torpilles tombe sur nous. Je me retrouve sous une table. Partout des hurlements. Je réussis à me relever. Tout est noir. J'ai peur que les murs ne s'effondrent, ne m'écrasent. Je sors, et à la lumière je m'aperçois que mon bras gauche est déchiqueté. Des éclats chauffés à blanc pris dans mon veston me brûlent la chair du bras droit. Dehors c'est la panique. Les survivants s'enfuient. [...] L'odeur est écoeurante. Par bonheur un prêtre qui n'a pas fui me fait un garrot avec une chambre à air de vélo. Il m'allonge par terre et me donne les derniers sacrements. Mon frère m'apprend que notre père a été tué ainsi que son frère qui était avec nous et une vingtaine de personnes.
Des ambulances militaires nous emmènent à Alençon qui va être évacué. Un chirurgien militaire m'ampute le bras gauche. [...] Nous sommes dirigés sur l'hôpital de Rennes. Rennes est bombardée. Pris de panique je réussis à me réfugier sous mon lit malgré mes blessures. Le jour suivant je repasse sur le billard où les chirurgiens décident de me sauver le bras droit...
Nous sommes sans nouvelles de ma mère et de mes frères. Ils ne savent pas ce qui nous est arrivé. Aussitôt que mon état le permet, mon frère décide de partir avec moi par un train sanitaire. Nous décidons de repasser à Sées, lieu du bombardement, pour essayer de récupérer nos affaires. Nous nous rendons à la mairie où nous déclinons notre identité. En entendant mon nom, l'employé n'en croit pas ses oreilles. J'apprends que je suis enterré au cimetière de Sées avec mon père. Ma mère a été avertie de mon décès !