Bombes au Milkbar et à la cafétaria
Zohra Drif
Lorsque, le 25 septembre1956, Yacef Saadi reçut le feu vert de Ben M'Hidi, il était en possession d'un stock de bombes en parfait état de marche. Ces bombes, il fallait maintenant les poser. Et la mission présentait beaucoup de risques. Il fallait d'abord sortir les explosifs de la Casbah, ensuite les poser en quartier européen. Yacef et Ben M'Hidi avaient en outre choisi des objectifs en plein centre d'Alger : la Cafeteria et le Milk Bar, lieux de réunion des jeunes Européens d'une classe sociale assez élevée, et le hall d'Air France dans le grand immeuble Maurétania.
Yacef eut l'idée d'employer trois filles. Toutes jolies, d'un milieu bourgeois, élégantes, elles passeraient facilement pour des Européennes. Leur beauté et un peu de savoir-faire  leur permettraient de franchir sans encombre les barrages de sortie de la Casbah. Yacef pourrait ainsi se rendre compte de ce que valaient les jeunes militantes plongées dans l'action la plus dangereuse.
Le 30 septembre, Zohra Drif, Samia Lakhdari et Djamila Bouhired, voilées, étaient au rendez-vous fixé par Yacef rue des Abderames. Yacef les attendait. Il n'avait pas voulu leur annoncer à l'avance leur mission.
Voilà, aujourd'hui à 18 heures, vous devez poser trois bombes à Alger. Dans le centre. C'est la première fois que nous posons des bombes, mais c'est notre seul moyen de nous faire entendre. Sans quoi jamais on ne prendra notre révolte au sérieux. »
Yacef, voyant les filles très émues, poursuivit :
Voilà ce que j'ai vu rue de Thèbes, le 10 août...  Et il raconta les décombres, les enfants morts, les gémissements.
Si cela peut vous aider, pensez-y. Maintenant, montrez-moi comment vous êtes habillées. »
Les trois jeunes filles se dévoilèrent. Le haïk enlevé, Djamila apparut en robe légère imprimée, Zohra en pantalon, la poitrine moulée par un pull à côtes, Samia portait une robe de toile bleu ciel très simple. Chacune avait un sac de plage. Yacef leur tendit trois boîtes en bois. Les bombes cylindriques étaient assez encombrantes et représentaient en volume l'équivalent de deux kilos de sucre. Elles étaient enfermées dans des boites en bois verni. Les filles les enfournèrent dans leur sac et disposèrent par-dessus un maillot de bain, une serviette de toilette et de l'huile solaire.
Les trois jeunes filles sortirent. Elles empruntèrent chacune un poste de contrôle différent pour quitter la Casbah. Un sourire, une plaisanterie avec les soldats suffirent.
Samia Lakhdari
A 17 h 30, après que Kouache, le régleur de bombes formé par Taleb, eut placé le système d'horlogerie sur 18 h 30, Yacef qui avait revêtu une tenue de postier pour sortir de la Casbah indiqua à chacune l'endroit où elle devrait poser son engin.
Ce dimanche soir, le Milk Bar était bondé. La clientèle était très jeune. Au retour de la plage, c'était au Milk Bar que l'on mangeait les meilleures glaces d'Alger, des glaces de toute sorte parsemées de fruits confits, recouvertes de crème Chantilly. Comme c'était dimanche, beaucoup de parents y avaient amené leurs enfants. Zohra Drif était seule, assise à une table au centre de la salle. On la regardait. Les hommes surtout. Elle réfléchissait. Les gosses, comme ce blondinet qui suçait avec application la paille de son café liégeois, ou cette petite fille qui se faisait des grimaces toute seule dans la glace qui renvoyait son image à l'infini... Zohra imagina les enfants déchiquetés. La voix de Yacef lui revint : « Ce que j'ai vu rue de Thèbes... » Eux n'avaient pas hésité. Et puis les ratissages et tout ce que l'on savait des tortures, des villages anéantis...
Zohra avait payé sa glace au garçon. Il fallait qu'elle se lève. Sans un geste pour le sac qui resterait sous la table.  Et puis c'est la guerre, pensa-t-elle. S'ils me prennent, ils n'auront pas de pitié. Elle sortit d'un pas ferme après avoir regardé l'heure à la pendule fluorescente du Milk Bar. 18 h 20. Dans 10 minutes...
Samia Lakhdari s'était fait accompagner par sa mère. Toutes deux habillées à l'européenne avaient bu un coca au bar de la Cafeteria, rue Michelet, juste en face des facultés. Samia avait voulu que sa mère l'accompagne car elle ne se sentait pas la force de répondre à qui l'aurait sans doute abordée. Une jolie fille, seule, dans le bar d'étudiants le plus populaire d'Alger avec l'Otomatic, ne le restait jamais très longtemps. Samia laissa glisser le sac de plage le long du tabouret du bar. Sa mère détourna les yeux. Quand Samia et sa mère sortirent de la Cafeteria la montre de la jeune fille marquait 18 h 25...
attentat du Milk Bar
Les deux bombes explosèrent à 18 h 35. Les lourdes glaces du Milk Bar volèrent en éclats meurtriers, hachant la foule tranquille qui savourait son dimanche. Ce fut une panique épouvantable. Dans la fumée, les cris, le sang, les consommateurs se précipitèrent à l'extérieur abandonnant sur le sol plus de soixante blessés. Le petit garçon qui suçait sa paille eut un pied sectionné. Etait-ce celui-là ? Qu'importe ! Ce jour-là, douze personnes furent amputées. Deux allaient mourir bientôt. La petite Nicole, douze ans, eut un bras sectionné par un éclat de glace. Les médecins désespéraient de sauver la jambe de son père.
 Treize ans, dix-huit ans, vingt ans, douze ans, huit ans, douze ans, douze ans. Quel gâchis ! dit le commissaire central, en compulsant l'identité des blessés.
La nouvelle, comme une traînée de poudre, se répandit sur Alger qui ce dimanche soir apprit la terreur. Et la haine.
Dans la Casbah les hommes du F.L.N. parcoururent les ruelles obscures : « Vous êtes vengés. Le F.L.N. a fait payer l'attentat de la rue de Thèbes. Restez vigilants. La bataille ne fait que commencer. Il faut faire confiance au F.L.N. Ce soir vous en avez la preuve. Cette fois, l'épouvantable engrenage était bien en marche, huilé au sang, lubrifié à la chair humaine. Il allait tourner longtemps. Broyant aveuglément Européens et musulmans. La bombe du Maurétania fut retrouvée intacte. Kouache, qui réglait ses premiers explosifs, avait mal effectué son branchement.
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