Attentats à l'Otomatic et au Coq Hardi
yacef saadi
Dans la Casbah, la grève est activement et secrètement préparée. Du côté des Européens, c'est aussi la ruée sur les denrées alimentaires dans les magasins et les épiceries mozabites. On prend ses dispositions comme pour soutenir un siège de plusieurs mois. Sur les marchés, où les commerçants musulmans continuent de tutoyer familièrement la clientèle européenne comme si de rien n'était, dans les cafés où l'anisette et la kémia aident à faire oublier les temps difficiles et l'incertitude de l'avenir, les rumeurs les plus folles, les bruits les plus alarmants se propagent de bouche à oreille.
Faussement indifférents à la température qui monte d'un degré chaque jour, peu bavards mais terriblement actifs, les bérets rouges de Bigeard, de Meyer, et les bérets verts du légionnaire et légendaire Jeanpierre, implantés dans la Casbah se familiarisent peu à peu avec ce travail de flic qu'on leur impose.
Dans son repaire de la rue Caton qu'il quitte parfois, déguisé en femme musumane et précédé de yaouleds qui doivent l'avertir de l'arrivée d'une patrouille militaire, Yacef Saadi n'a pas été long à flairer le danger qui menace ses réseaux depuis l'arrivée des parachutistes. A quelques jours de la grève générale, il ne s'agit pas de les laisser frapper un coup qui amoindrirait l'autorité et le prestige du F.L.N. aux yeux de la population musulmane. Alors, en accord avec Ben M'Hidi, qui supervise l'action politique et militaire, il décide de les prendre de vitesse. C'est lui qui portera un coup au  moral de l'adversaire.
Danièle Minne
La date est fixée : le samedi 26 janvier 1957. Les objectifs : des brasseries au coeur de la ville européenne comme l'Otomatic, rendez-vous des étudiants, la Cafeteria, qui a déjà sauté le 30 septembre, et, enfin, le Coq-Hardi, où se réunit la bourgeoisie algéroise. Les agents d'exécution : encore des jeunes filles, puisque l'expérience a prouvé qu'elles pouvaient plus facilement franchir les barrages et échapper aux fouilles. Yacef les désigne. Elles sont quatre. Danièle Minne, la belle-fille de la militante communiste Jacqueline Guer­roudj qu'accompagnera Zahia Kerfallah, car c'est sa première mission; Zoubida Fadila, Djamila Bouazza, une créature ravissante aux longs cheveux noirs. et aux grands yeux marron.
Les engins qu'elles devront déposer, les  trucs, comme les appelle Yacef Saadi, n'ont rien de commun avec les premières. bombes de 1956. Taleb Abderrahmane, qui travaille jour et nuit dans son laboratoire du 3, impasse de la Grenade, dans la Casbah, a réussi à mettre au point de terrifiantes machines infernales pas plus grandes qu'un paquet de cigarettes et faciles à dissimuler dans un sac à main. Pour la mise à feu, il a remplacé le système d'horlogerie trop bruyant par un crayon allumeur.
djamila
17 heures, ce samedi 26 janvier. Emmitouflée dans un dufflecoat gris clair, Danièle Minne, petite et boulotte, et Zahia Kerfallah, en manteau de bonne coupe sur lequel se répandent ses cheveux teints en blond, entrent à l'Otomatic. C'est plein de garçons et de filles qui flirtent devant des chocolats fumants et des Cuba Libre, la spécialité de José, le barman. Il n'y a plus de tables. Elles en trouvent une dans la salle du premier étage, s'installent et commandent des jus de fruit. Danièle Minne est tendue, nerveuse. Elle parvient difficilement à dominer sa peur.
Danièle Minne s'enferme dans les w.-c. réservés aux dames. Elle sort délicatement de son sac la petite boîte brune qu'un agent de liaison du F.L.N. qu'elle voyait pour la première fois lui a remise. Elle monte sur la cuvette, pose la bombe sur la chasse d'eau. Quand elle sort, elle voit Zahia qui se refait tranquillement une beauté dans la glace des lavabos. Les deux jeunes filles quittent l'Otomatic comme elles y sont entrées : dans l'indifférence générale des étudiants, trop occupés à flirter ou à refaire l'Algérie avec de jeunes officiers paras.
A la même heure, juste en face, de l'autre côté de la rue Michelet, Zoubida Fadila s'apprête, elle aussi, à sortir de la Cafeteria. Elle laisse derrière elle, sous la banquette de moleskine de la salle du fond, la même petite boîte que Danièle Minne. Comme l'Européenne, dont elle ignore la présence de l'autre côté de la chaussée, la jeune musulmane a peur. Elle part sans finir sa consommation, ce qui fait hausser les épaules au garçon, qui croit en avoir vu d'autres.
Il est 17 h 10 lorsque Djamila Bouazza fait volontairement tomber son mouchoir à la terrasse, vitrée en hiver, de la brasserie du Coq-Hardi, située rue Charles-Péguy, près du plateau des Glières. En se baissant pour le ramasser, la jeune fille glisse rapidement son truc sous le pied en fonte du guéridon sur lequel un garçon en veste blanche a déposé un coca-cola. D'un rapide coup d'oeil Djamila s'assure que personne n'a remarqué son geste parmi les consommateurs attablés comme elle à la terrasse. Son regard accroche successivement quelques hommes mûrs tout prêts à rendre hommage à son charme. Une dame en manteau noir, la cinquantaine distinguée, lui sourit... Si elle savait !
A 17 h 24 très exactement, la première explosion fige les passants. Elle vient de l'Otomatic Au premier étage, la cloison des toilettes a été soufflée par la bombe de Danièle Minne. Il y a de la fumée, des cris de panique, des bruits de tables et de chaises renversées. L'agent de police qui réglait la circulation au carrefour des rues Charras et Monge se précipite et écarte les curieux. Au même moment, quatre garçons couverts de poussière, les cheveux en bataille transportent une jeune fille qui gémit doucement. C'est Michèle Hervé, étudiante de 23 ans, qui est grièvement blessée. On la place délicatement dans une voiture particulière qui fonce aussitôt vers l'hôpital de Mustapha. Soutenues par leurs camarades, d'autres jeunes filles, moins atteintes mais couvertes de sang, quittent l'établissement dont tout le premier étage a été ravagé par l'explosion.
attentat FLN à L'Otomatic
La foule est là, à jurer contre ces fumiers de melons quand la deuxième bombe fait trembler les murs de la Cafeteria. Alors, ce sont les mêmes hurlements de terreur, les mêmes cris de douleur, la même nausée devant le sang répandu, la même agitation. La police, qui est arrivée entre-temps, réquisitionne des voitures particulières pour évacuer les blessés car les ambulances ne sont pas assez nombreuses. Des enfants qui ont perdu leurs parents courent dans tous les sens en pleurant, butent sur des grandes personnes affolées elles aussi.
Au Coq-Hardi, les consommateurs de la terrasse sont sortis pour voir ce qui se passait plus haut. Ceux-là auront la vie sauve car, derrière eux, la belle terrasse ornée de plantes vertes saute à son tour dans un fracas épouvantable de vitres brisées. Les morceaux de verre et les éclats de fonte des tables pulvérisées par la bombe de Djamila Bouazza pénètrent dans les chairs, sectionnent les veines et les atères. On patauge dans le sang. On voudrait se boucher les oreilles pour ne plus entendre les gémissements des blessés, les cris stridents des femmes en proie à une crise de nerfs, le hurlement des sirènes d'ambulance, le klaxon des voitures particulières chargées de victimes qui empruntent les sens interdits à tombeau ouvert pour gagner la clinique la plus proche. Devant ce massacre, cette vision d'épouvante, la foule algéroise, d'abord frappée de stupeur, réagit. Elle se cabre de colère. Elle gronde. Les injures à l'égard des terroristes, les cris de vengeance des hommes montent dans l'air, qui sent la poudre, la mort et le sang. Il lui faut un coupable à cette foule aveuglée de douleur, révoltée. Et ce sont les ratonnades, comme pour les obsèques d'Amédée Froger. Moins nombreuses, cette fois, car les rares musulmans qui s'y trouvaient ont vite déguerpi. Il n'empêche qu'un jeune mécanicien de vingt-quatre ans sera battu à mort.
Son corps disloqué est abandonné dans le ruisseau. Il ressemble à un autre corps disloqué qui repose sur un tapis de débris de verre et de fonte à la terrasse du Coq-Hardi : celui de la dame à la cinquantaine distinguée qui, moins d'une demi-heure auparavant, souriait gentiment à Djamila Bouazza. Cinq morts en comptant le musulman lynché. Soixante blessés. Le bilan de cette nouvelle vague de bombes était lourd.
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