Rue de Thèbes, cette nuit là
La 203 noire s'arrêta boulevard de la Victoire après avoir emprunté les tournants Rovigo. C'était bientôt l'heure du couvre-feu et le véhicule avait été contrôlé à deux reprises par des patrouilles militaires. Chaque fois, lorsque le conducteur avait présenté ses papiers, le chef de patrouille avait salué : bonne soirée, monsieur le commissaire ...
Le boulevard de la Victoire était désert, le Fort-Turc, l'ancienne Casbah, écrasait de son ombre le large boulevard au bout duquel la prison de Barberousse élevait sa masse blanche et trapue. A droite commençait la Casbah, rangées d'immeubles crasseux entre lesquels s'ouvraient d'étroites ruelles, trous noirs et peu engageants. Le conducteur mit le frein à main, pêcha sous son siège un paquet enveloppé de papier journal et le passa à son compagnon. Les deux hommes étaient tendus. Le conducteur jeta un coup d'oeil dans le rétroviseur, puis regarda sa montre : Minuit moins le quart, il n'y a personne. Tu peux y aller...
La ruelle était déserte et il s'en exhalait une odeur forte et épicée. Les degrés sales luisaient à la lumière de la lune. Souplement l'homme chaussé de crêpe parcourut les quelques dizaines de mètres qui le séparaient de la rue de Thèbes. Les rideaux de fer des échoppes étaient tous baissés. La ville arabe, d'habitude si animée, était endormie. C'était la première fois que l'Algérois pénétrait dans le quartier indigène en pleine nuit. Le silence était impressionnant. Les pleurs d'un enfant le troublèrent un instant. Une lumière s'alluma au premier étage d'une maison à voûtes. L'homme essaya de se repérer. La première échoppe était celle d'un crémier. Le bain maure de ce Boudriès, qui, d'après  les types capturés le jour des attentats de Bab-el-Oued, était un chef terroriste important, devait se trouver plus bas au n° 20. L'homme se retourna vivement, sa main avait plongé sous sa veste, là où il tenait son 7,65 avec une balle dans le canon. Personne. Il était décidément nerveux. Il hésita un instant et plaça le paquet dans le renfoncement d'une porte ouvragée, surmontée d'une main de fatma au n° 9. Puis il remonta vivement les marches glissantes. Il ne rencontra âme qui vive.
La 203 démarra en douceur. Le policier et son auxiliaire avaient tout le temps de regagner le quartier européen avant l'explosion.
La déflagration jeta Yacef à bas du lit de camp où il dormait dans son refuge. Instinctivement, sa main chercha le pistolet qu'il avait posé sur une chaise à la tête de son lit. Ali la Pointe était déjà debout, mitraillette au poing.
La rue des Abencerages se trouvait à une quinzaine de mètres de la rue de Thèbes. Un épais brouillard blanchâtre fait de fumée, de poussière, de gravats pulvérisés noyait la rue. Yacef, suffoquant, avança à tâtons.
Des cris, des gémissements s'élevaient des décombres. Il fallut attendre cinq bonnes minutes avant que la fumée se dissipe un peu. La Casbah tout entière avait été réveillée par la violence de l'explosion et déjà les voisins en tenue de nuit venaient aux nouvelles. Le spectacle était affreux. La violence de l'explosion avait été telle que la voûte supportant deux pâtés de maisons s'était écroulée. Les immeubles des 8, 9, 9 bis et 10 s'étaient abattus. La voûte en s'effondrant avait entraîné l'étage, il ne restait qu'un trou béant. Coincé par un rebord de mur qui avait résisté, on apercevait air deuxième étage, en équilibre au bord du vide, un buffet aux portes arrachées qui laissait voir des piles de vaisselle brisée. Aux gémissements qui parvenaient des décombres se mêlaient maintenant les lamentations des femmes accourues en hâte.
Fébrilement, les hommes entreprirent de dégager les décombres. Des chaînes se formèrent, tirant de l'amoncellement de pierres, de poutres, de plâtre tous les objets usuels qui constituaient un instant auparavant toute la fortune des habitants et qui pouvaient encore servir. Et bientôt, les premiers corps furent retrouvés, affreusement écrasés, déchiquetés. On vit se traîner un homme dont la jambe était cassée et qui tenait entre ses bras un bébé mort. On le soutint. Il ne voulut pas lâcher le cadavre de son enfant. La chaîne passa de plus en plus de cadavres. Lorsque la police arriva, puis l'armée et les pompiers, on dénombra officiellement : neuf enfants morts dont trois de sept, huit mois et deux ans. Et six adultes. Le bilan réel fut de soixante-dix morts. Yacef savait que ce n'était pas un accident. Il connaissait, et pour cause, tous les dépôts d'explosifs et il n'y en avait pas de très importants dans la Casbah ce 10 août 1956.
Ce sont des Européens... le contre-terrorisme... La rumeur s'étendit comme une traînée de poudre. Dès 5 heures, levée du couvre-feu, Yacef fit parcourir la Casbah par ses groupes. Les responsables firent des discours publics pour empêcher la population de sortir de la Casbah et de déferler sur les quartiers européens pour se venger sur les premiers Européens qui leur tomberaient sous la main .C'est le F.L.N. qui vous vengera, je peux vous assurer que nous possédons une arme aussi efficace et aussi cruelle que celle des ultras. Le Front représente le peuple, c'est à lui que vous payez des impôts, c'est lui qui organise le nouvel état civil. C'est à lui de vous venger.
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