Fraternisation... Tout est oublié, balayé !
rideau

Le 16 au matin tout est prêt. Même l'itinéraire est soigneusement truffé d'hommes du D.P.U., de paras en civil. Descendant de la basse Casbah le cortège empruntera la rue d'Isly puis remontera sur le Forum. Il est 17 heures lorsqu'il se met en route. A 18 heures il est près de la grande poste. Hommes et femmes encadrés par les groupes de choc et des paras. Il fait encore une chaleur torride. Jusque-là tout s'est bien passé. Les Européens surpris applaudissent le cortège musulman. Sur les pancartes on lit : « Comité de salut public de la Casbah... Nous sommes français, nous voulons rester français... » Les applaudissements européens ont un peu rassuré les habitants de la Casbah qui n'en restent pas moins inquiets. Ils se laissent porter, guider au milieu de cette foule immense et tricolore. Et ils arrivent sur le Forum. L'esplanade, pour le troisième jour, est noire de monde. Voilà face à face les deux communautés qui se haïssent, qui se détestent, qui se craignent.

Salan a crié. De Gaulle a parlé. Le peuple est content. Il faut maintenant montrer à cette métropole déliquescente la portée de l'oeuvre de régénération entreprise en Algérie. Lui prouver qu'il n'y a plus sur cette terre déchirée que dix millions de Français à part entière. Les musulmans doivent descendre dans la rue, acclamer à leur tour Salan, de Gaulle et l'Algérie française.
Quand on pense que la bataille d'Alger qui n'a pas épargné une famille musulmane n'est terminée que depuis six mois, cela paraît une gageure. Mais aux paras rien d'impossible. Toute la soirée, toute la nuit, Godard, Trinquier, Léger et Sirvent, le patron des zouaves de la Casbah, se dépensent sans compter pour provoquer le miracle. Pour l'instant il s'agit déjà de faire descendre les musulmans dans le centre d'Alger. Trinquier réunit ses chefs d'îlot du D.P.U. Je veux que tout le monde soit là, dit-il, et que parmi les musulmans il y ait des chefs d'îlot d'autres quartiers. Il faut éviter la casse avec des excités européens.

Il faut à tout prix que la manifestation soit un succès pour que les soldats révolutionnaires ne se sentent pas floués. Ils ont besoin de dizaines de milliers de musulmans pour que leur grand rêve de justice, d'égalité, d'intégration prenne corps.
Le nom de De Gaulle agit sur la masse musulmane. Il est aimé. D'autant plus que les Européens jusque-là n'ont eu que méfiance à son égard. Toute la nuit on fabrique des pancartes, des calicots, des banderoles. On met au point les mots d'ordre.
Et le miracle se produit. C'est vrai que le défilé est monté de toutes pièces, c'est vrai que les manifestants sont encadrés, c'est vrai qu'on les a entraînés, qu'on les a forcés. C'est vrai qu'ils brandissent des pancartes fournies par l'armée. C'est vrai qu'ils répètent les slogans. C'est vrai que l'intégration que l'on vient de lancer a toujours été combattue par ce Sérigny qui s'en fait aujourd'hui le champion. Mais cette voix qui au balcon crie : « Voici nos frères musulmans... Faites une place à nos frères musulmans », déclenche un mouvement spontané qui, lui, n'a pas été préparé, ne peut pas avoir été préparé. Ces mains européennes qui se tendent, ces poitrines qui embrassent, ces bras qui protègent et serrent, ce n'est pas possible. Et c'est pourtant ce qui se produit. La foule du Forum, celle de la politique du non à toute réforme, celle des ratonnades, embrasse, enlace, étreint la foule de la Casbah, celle de Yacef Saadi, celle du F.L.N., celle qui a posé les bombes. Tout est oublié, balayé sous ce ciel uniformément bleu, dans un immense brassage spontané et affectueux. Foule versatile et merveilleuse. Capable du pire et du meilleur. Cela paraît tellement impossible, tellement inaccessible, ces mains tendues, happées, broyées. Ces peaux de Français et de « ratons » qui se cherchent, qui se trouvent. On pleure, on rit, on crie. Serait-ce possible de ne plus avoir peur, de ne plus craindre la grenade du F.L.N., de ne plus trembler au passage de la jeep de paras ? Ce serait enfin le bout du cauchemar ? Sur le Forums ce 16 mai 1958, quarante mille Européens et trente mille musulmans le croient d'autant plus fermement que cela paraît impossible. On n'a pas le temps de penser, de réfléchir. On ne veut surtout pas penser ni réfléchir. On croit. On croit comme à Lourdes ou comme à La Mecque. C'est l'allégresse. C'est la paix retrouvée. C'est la grande parade de la réconciliation scellée par la Marseillaise qui sort de la gorge de cette grande femme blonde à double rang de perles et de cette petite silhouette blanche et brune qui a entrouvert son haïk pour mieux chanter.
Les capitaines de paras qui assurent l'ordre à la tête de leurs hommes à cheveux ras et casquette à longue visière pensent que cette fois ils ont gagné. Que ça valait la peine de se mouiller. Que jamais on ne quittera l'Algérie. Et qu'en même temps leur combat aura été celui de la fraternité et de l'égalité raciales, de la démocratie et de la dignité. Oubliés « la merde et le sang » dans lesquels on a trempé les mains, oubliées les tortures de la « bataille d'Alger ».
manif mai 1958
paras à Alger
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Manif du 13 mai 1958