Opération Jumelles
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PC Artois
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L'état-major de la wilaya 3 était terré dans une cache près du village de Tigrine, ancien fief F.L.N. où cinq semaines auparavant les djounoud se promenaient en plein jour sans avoir à craindre autre chose qu'un bombardement inopiné ou la visite d'un inoffensif Piper d'observation. Jusque-là la wilaya 3 était parsemée de zones interdites,  interdites aux Français qui ne pouvaient y entrer à moins d'y monter une opération de dix mille hommes ! Dans cette zone de Grande Kabylie les six mille djounoud de la wilaya avaient même institué des zones libres sous juridiction F.L.N. ! Le plus petit village comptait au moins dix auxiliaires qui pouvaient s'armer le moment voulu mais constituaient surtout l'intendance des combattants, préparant les caches, fournissant nourriture et renseignements, assurant les choufs au sommet de chaque crête, au détour de chaque piste, aux abords de chaque mechta.
A plus de cinquante ans, ce qui paraissait considérable aux jeunes maquisards, Mohand Ou el-Hadj avait quitté sa famille, son commerce florissant à Bouzeghène, près d'Azazga, pour gagner le maquis au début de 1956 avec six millions en billets crasseux enveloppés de papier journal. Sa fortune.
Comme les autres chefs de la wilaya il avait vu avec inquiétude les résultats du plan Challe dans l'Ouarsenis, puis dans l'Algérois. Devant un tel déploiement de forces et une pareille implantation il fallait rompre et ne jamais chercher le combat. Il avait donc donné l'ordre de faire éclater les grandes unités et de réduire les katibas à des groupes de dix à quinze hommes dès que le plan Challe gagnerait la Kabylie. Mai et juin s'étaient passés dans cette attente. Puis les premières semaines de juillet. Les djounoud commençaient à perdre patience quand le 21 juillet, à l'improviste, sans que pour une fois le moindre renseignement ait filtré, le tonnerre s'était abattu sur la Kabylie. Vingt-cinq mille hommes de troupes opérationnelles adjointes aux quinze mille du secteur prenaient possession du réduit kabyle. Bombardements, canonnades, pilonnage d'artillerie et partout la troupe. Et pas une troupe de bidasses nonchalants, des hommes galvanisés dont le moindre commando de chasse  avait autant de punch que ceux des terrifiants régiments de paras. Challe lui-même supervisait l'opération. Un véritable pont aérien était établi entre Alger-Constantine et le centre nerveux de la rébellion kabyle que Challe avait résolu de frapper. Des files de camions bourrés d'hommes, de munitions, de vivres, transformaient les routes et les pistes en artères apportant inlassablement ravitaillement et renforts au moindre battement du coeur de l'opération.
En quelques jours tous les villages avaient été fouillés, bouleversés, certains rasés à la suite d'opération montée après un accrochage. Les ordres d'éclatement des katibas avaient été immédiatement appliqués mais très vite les hommes de Mohand Ou el-Hadj avaient dû se rendre à. l'évidence : l'opération Jumelles, c'est ainsi que les journaux l'appelaient, n'avait rien à voir avec toutes les autres.

Challe et Gracieux savaient que la Kabylie était un véritable bloc de gruyère tant elle était truffée de caches, de grottes, coupée de vallées profondes, de lits d'oued bordés de collines aux pentes escarpées, propices aux embuscades. Impossible d'avoir du monde partout et inutile de monter de grandes opérations intérieures au ratissage qui n'avaient que de piètres résultats. Après un premier nettoyage sommaire, le général Gracieux, en accord avec le commandant en chef, avait fait stationner des unités en certains points névralgiques. Ces troupes n'allaient agir que sur renseignements provenant de l'interrogatoire des prisonniers, de la population, d'agents musulmans ainsi que des écoutes radio. Au P.C. Artois, Gracieux avait en permanence vingt postes à l'écoute du trafic fell. L'observation terrestre à la binoculaire et la surveillance aérienne complétaient cette toile d'araignée qui, le 21 juillet 1959, s'était abattue sur la Kabylie.
C'était la recherche permanente du fell, le déclenchement soudain de petites opérations rapides menées par les troupes opérationnelles aussi bien que par les troupes de secteur. Chaque P.C. d'unité opérationnelle à l'échelon du régiment avait une compagnie en alerte prête à être héliportée. En outre, Gracieux avait à son P.C. cinq ou six unités en pompier pouvant arriver à la rescousse. Sur un renseignement de valeur l'opération était mise en route. II n'était plus question de grandes lignes rigides tracées à l'avance mais d'une multitude de tentacules qui s'emparaient de la Kabylie, s'accrochaient aux gros villages, s'infiltraient dans les vallées. La présence des vingt cinq mille hommes des troupes opérationnelles permettait aux troupes de secteur, familiarisées depuis des mois avec le terrain, de sortir à dix ou vingt sans craindre d'être accrochées par une ou deux katibas.
En cinq semaines les résultats avaient été considérables. Du jamais vu. Les fells étaient coupés des villages, qui avaient été fouillés et toute l'organisation politico-administrative de la population s'écroulait.

On ne pouvait plus bouger, racontera plus tard le lieutenant Saada, on ne mangeait plus. J'étais si faible que je n'arrivais même plus à porter ma mitraillette. L'implantation des postes militaires, la multiplication des autodéfenses et des agents de renseignement nous rendaient la vie et même la survie impossibles. Il a fallu reprendre la population en main. On a liquidé certains traîtres pour l'exemple. En une nuit, à Yakouren, on a liquidé sept Kabyles. Et pourtant il y avait un poste français. On a laissé passer une patrouille française et quand les harkis de l'autodéfense sont arrivés on leur est tombé dessus. Le propre fils d'un des traîtres s'était proposé pour le liquider. Après quelques exemples comme celui-là, du jour au lendemain, beaucoup d'autodéfenses assurèrent notre protection. Des villages dits pacifiés se tournèrent à nouveau vers nous. C'est grâce à cela qu'on a pu survivre. En exécutant les traîtres en série. Mais jamais on n'a réussi à reprendre l'initiative.
Ce 29 juillet 1959, le général Challe, la pipe aux lèvres, Préparait le speech qu'il devait prononcer le lendemain devant le président de la République qui avait tenu à se rendre au P.C. de l'opération Jumelles au cours du voyage qu'il accomplissait en Algérie. Le commandant en chef pouvait s'estimer satisfait. Jamais depuis 1954 l'armée française n'avait obtenu de pareils résultats. Sur le plan militaire, la victoire n'était plus qu'une question de mois. Restait l'aspect politique.

Après quelques semaines de ce régime les troupes de l'A.L.N. étaient décimées. Les survivants se terraient. La population terrorisée ne savait plus de quel côté se tourner. La suspicion régnait. Les paysans des villages refusaient désormais leurs vivres aux djounoud qui se présentaient, ne sachant plus s'ils étaient de véritables maquisards ou des fells retournés ou encore des Français déguisés ! Les paysans qui avaient tous soutenu la révolution à l'heure où l'A.L.N. était toute-puissante, faisaient une révision déchirante de leurs positions. Ils ne voulaient pas être broyés par le formidable bulldozer mis en place par Challe. Le commandant en chef et Gracieux avaient profité de cette hésitation de la population pour organiser les premiers villages d'autodéfense. Et dans ce fief de l'A.L.N. qu'était la Grande Kabylie on voyait désormais des villages de plus en plus nombreux s'armer avec l'aide des troupes françaises contre les fells de la montagne. Les villages, privés de commissaires politiques, débarrassés de la crainte de voir arriver une forte troupe de djounoud, passaient en grand nombre du côté du plus fort. C'est ce problème crucial qu'étudiait Mohand Ou el-Hadj entouré de son état-major dans la cache de Tigrine.
Les renseignements qui lui parvenaient étaient de jour en jour plus désespérants. Il était devenu impossible de communiquer par radio. Chaque message, si court fût-il, provoquait une réaction de la part des troupes françaises. Les missions de liaison étaient de plus en plus difficiles. En cinq semaines, la wilaya 3 avait perdu l'initiative. La situation devenait tragique pour les djounoud qui cherchaient plus à subsister qu'à combattre. Chaque sortie pour se ravitailler se soldait par des pertes énormes. Les maquisards ne mouraient plus au combat mais au ravitaillement. Les hommes de Mohand Ou el-Hadj devaient se battre pour manger. Non seulement contre l'armée mais contre certains villages hier favorables à l'A.L.N. !

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