Peut-être fallait-il chercher dans ces terribles difficultés des premiers jours une joie d'exister, typiquement pied-noir. Ils vous prenaient, chez eux, perpétuellement à témoin de ce qui était saveur, beauté du ciel, parfums, bien-être, les sens allégrement alertés par tant de contrastes prodigués sur une terre qu'ils aimèrent jusqu'à la folie : l'ombre de leur maison quand le soleil flamboyait, la fraîcheur de l'anisette au plus fort de la canicule, les draps frais de la sieste après la fournaise d'une matinée. Ils en étaient encore à mesurer leurs sensations comme les nouveaux riches leur fortune. Ce qu'éprouvaient déjà leurs pionniers d'ancêtres à l'ombre du premier arbre planté, à l'abri du premier toit posé, les mains dans l'eau du premier puits foré, les pieds dans les mottes du premier sillon tracé, ces émerveillements et ces jouissances n'avaient pas eu le temps de s'émousser.
Leur univers? Il s'étirait entre une mer bleue, devant laquelle ils avaient dressé leurs villes éclatantes, et une mer jaune, le Sahara. C'était une île, en quelque sorte, où essaimaient des villages dont les noms français formaient un hymne à la gloire du sabre, de la plume et du goupillon. Changarnier, Voltaire, Bossuet, Duvivier, Affreville, Victor-Hugo. Dans ce pays si vaste, la France était étrangement partout. Sur la place du marché de Victor-Hugo, au fin fond de la rocade Sud, là où le soleil finit par engendrer des mirages,