L'exode... Deux valises par personne
rideau

A Alger, c'était le calme mais un calme peut-être temporaire. A Oran tout brûlait... Déjà les enlèvements, les égorgements répondaient à la terreur que l'O.A.S. y avait fait régner. Oui, tout était fini. Bien fini. Depuis des semaines, des Européens s'échappaient. Il fallait les suivre. Avant la catastrophe. Avant que le père, la mère ou un enfant ne laisse sa peau sur cette terre devenue celle de la division et de la haine, faute d'avoir su être celle de la fraternité.
Alors l'exode prit des proportions jamais vues jusque-là. Devant l'ampleur de la fuite il n'était plus question de déménagement. On vendit à vil prix les meubles d'une vie aux musulmans que l'on connaissait encore. Une voiture valait 500 francs, parfois 100 francs... Certains, saisis d'une folie destructrice brûlèrent leurs meubles entassés sur la chaussée. Avec acharnement ils jetèrent dans le brasier les papiers de famille, les photos de jadis, celles de la colonisation, de l'arrière-grand-père en culotte de zouave, de la grand-mère en chapeau à fleurs. Plus de souvenir. Rien. Jamais plus. A quoi bon puisqu'on les abandonnait dans un cimetière qui n'était même plus terre française ! Les magasins fermèrent, les entreprises furent désertées. Au mois de mai, 100 000 Européens avaient déjà quitté l'Algérie. C'était l'avant-garde. En trois mois, plus de 800 000 suivirent !
Le mois de juin fut le pire. Ports et aéroports furent pris d'assaut. Partir. Partir très vite. Pour n'importe où. Espagne, France, Israël. Quelle importance ? Puisqu'on laissait son cœur en Algérie et que le corps, paniqué, ne souhaitait qu'une chose, passer la Méditerranée

. Comme un condamné à mort retrouve la vie, les Européens qui voulaient rester, qui voulaient tenter la coopération frater­nelle, refaisaient connaissance avec leur ville. Et c'est vrai qu'elle était belle, malgré les décombres, et c'est vrai qu'elle sentait bon. Oubliés, les fumées des plastics, la poussière des explosions, les gaz lacrymogènes des gardes mobiles ! Oubliés, la poudre et le sang ! Il n'y avait plus que l'odeur du soleil, le parfum des filles et celui de l'anisette. L'Alger de toujours.
Et puis le centre retrouva ses Arabes. Un instant on se regarda, sur la défensive, puis l'atmosphère se détendit. Ce n'était pas normal, cette ville dont les musulmans avaient disparu. Maintenant nous sommes tous frères, égaux ! Alors on vit l'incroyable. La fraternisation ! Les Européens et les musulmans mêlés. Bien sûr, ce ne serait pas facile, la vie à deux. Mais il fallait tenter.
Factice, fébrile... cette activité était pourtant indispensable après les semaines de crimes, les mois de terreur. Ce n'était plus l'heure de se jeter au visage les bombes de la bataille d'Alger, les colons assassinés dans l'isolement de leur ferme, les tortures et les atrocités du F.L.N. Car les Arabes répondraient : Et l'O.A.S. ? 2 360 tués, 5 418 blessés en moins d'un an ! Il n'y avait pas de quoi se vanter, ni d'un côté ni de l'autre. Mieux valait oublier. Le passé est mort...
Dès le 20 juin le couvre-feu fut levé à Alger. Pour la première fois depuis six ans, depuis ce 16 mars 1956 ! C'était vraiment le miracle... Vivre comme n'importe qui, dans une ville en paix... Etait-ce un rêve ?

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depart des pieds noirs d'alger

Deux valises par personne. Pas d'argent. Vous paierez plus tard. On ne voit plus rien. On ne connaît plus personne. Ne pas se retourner. Ne rien voir. Ne penser qu'à sa famille et à soi. Et par-dessus tout avoir ce billet d'avion, et passage de bateau. Le salut. A Alger, à Oran, c'est la noria des navires et des Caravelle, des Bréguet, des DC-3, des Nord. On campe à Maison-Blanche, on vit sur le port d'Oran. Des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants attendent depuis des jours, anxieux, angoissés, nourris par l'armée ou pas nourris du tout. Leur foyer, c'est un mètre carré de carrelage dans le hall de l'aéroport, un recoin protégé d'une toile entre des caisses abandonnées sur le port. Les hommes font queue, interminablement, aux guichets. Parfois l'un d'eux revient avec le passage tant attendu. Alors la femme se relève. Elle ne lisse même pas sa robe. On vit depuis des jours assis à même le sol souillé de mégots, de papiers gras et de peaux de saucisson. Plus rien n'a d'importance. On prend les valises, on tire les gosses épuisés et l'on embarque. Sans sourire. Le soulagement n'atteint que le ventre, pas les visages. Et l'on s'entasse, dans les cabines, dans la cale, sur le pont. On place les colis, on se réserve un coin. On s'installe. On respire. On a eu si peur.
Le 2 juillet 1962, au lever du soleil, le Ville-d'Oran quitta le port. A moins que ce soit l'El-Djezaïr ou le Kairouan. Il faisait déjà chaud. Des dizaines de familles avaient pris possession de la plage arrière, la plus vaste. Avec des valises, des caisses, des couffins et quelques toiles les hommes avaient construit des abris contre le soleil, le vent et la nuit qu'il faudrait affronter. Des femmes exténuées s'étaient étendues à même le pont. D'autres, déjà, faisaient sécher à la brise le linge qu'il avait fallu laver. Près d'une jeune femme brune, une grand-mère tenait dans ses bras un gosse endormi. Des enfants jouaient à quelques mètres de là. Ils ne savaient pas. Ils étaient innocents.
Un transistor grésilla. La veille, l'Algérie et la France avaient voté.
« 5 993 754 oui pour l'indépendance dans la coopération avec la France, dit le speaker, contre 16 478 non. »
L'aïeule, les yeux pleins de larmes, murmura quelques phrases incompréhensibles.
Voilà, c'était fini. L'Algérie était indépendante.
Sans un mot, la jeune femme caressa d'un geste tendre la joue de sa mère, puis se leva et s'appuya contre la lisse du paquebot. A l'horizon, le rivage du « pays » n'était qu'une ligne bleuâtre qu'elle tenta de fixer jusqu'au dernier moment. Son visage était sec. Ses yeux sombres bordés de bistre restaient parfaitement limpides. Lorsqu'il n'y eut plus que la mer, elle se retourna sur ces rescapés de la terreur qui, comme elle, avaient tout perdu.
Déjà ils s'organisaient. Il n'y avait plus de classes. Plus de société. Plus de riches. Plus de pauvres. Seule­ment des pieds-noirs qui fuyaient. Des hommes qui ne se connaissaient pas la veille se passaient de bouche à bouche une bouteille de vin, mordaient dans le même sandwich. La vie continuait. Une nouvelle vie pour des hommes nouveaux.

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Exode des Pieds-Noirs