Rue d'Isly, dans cet étroit espace, entre la place de la Grande Poste et la rue Chanzy, la tension est au plus haut. La foule deux fois contenue crie et chante, elle gronde aussi, elle ne se prive pas de manifester son hostilité aux tirailleurs, troublés, nerveux, anxieux. L'orage monte, la pression augmente, le barrage va céder une seconde fois. Alors, Ouchène se rappelle une consigne de son commandant de compagnie : « Si vous êtes débordé et que vous ne puissiez plus faire autrement, faites tirer par un gradé quelques coups en l'air, pour intimider. » Il appelle un sergent européen et lui en donne l'ordre. Le sous-officier est grand et domine la foule, mais il élève encore son pistolet mitrailleur bien haut au-dessus de sa tête, pour que tous puissent voir. Il est 15 h 30.
Une rafale éclate et le sergent, stupéfait, voit deux civils, dont l'un est touché à la tête, s'écrouler à ses pieds.
Stupéfait, car il n'a pas tiré et ne tirera pas, d'ailleurs, de toute cette journée. La rafale meurtrière est partie d'un fusil mitrailleur mis en batterie au dernier étage du 64, rue d'Isly, un peu en arrière du barrage. Quatre à cinq secondes se passent, pendant lesquelles Ouchène crie dans son micro : « On me tire dessus, je riposte ? » Mais il n'entend pas la réponse affirmative de Techer, car une deuxième rafale, tirée dans la même direction que la première, mais celle-là du haut de l'immeuble de la Warner Bros, au coin de la rue d'Isly et de l'avenue Pasteur, semble déchaîner l'enfer.