L’assassinat du garde champêtre
garde-champetre algerien

Le village des Aïssi en pleine Kabylie était transformé. Les jours de marché, les ruelles habituellement désertes se remplissaient d'une foule bigarrée. Dans la matinée, les enfants s'étaient réunis en piaillant autour de trois camions militaires français qui avaient fait halte en bordure du village. Les soldats avaient pénétré jusqu'au coeur du village. Le lieutenant, un tout petit, au visage rose et enfantin qui jurait avec le harnachement guerrier dont il était revêtu, avait bavardé avec les deux gendarmes français qui allaient rester toute la journée puisque c'était jour de marché. Le lieutenant avait même serré la main au garde champêtre qui s'était mis au garde-à-vous devant le jeune homme s'essayant à présenter les armes avec la mitraillette toute neuve qu'il trimbalait partout depuis le mois de novembre. Les militaires étaient repartis. Les hommes du village avaient vu les fusils et les MAT bien graissés, et même sur le toit de la jeep couleur boue une mitrailleuse que les gosses se montraient craintivement. Ça sentait la guerre.

Depuis le mois de novembre, on ne parlait plus que de ça. Depuis qu'on savait que les hommes de la montagne avaient attaqué des gendarmeries, coupé des poteaux télégraphiques. C'étaient Krim Belkacem et le gros sergent Ouamrane qui dirigeaient tout. Ils étaient, paraît-il, bien armés. Mais ils demandaient de l'argent, de la nourriture. Et il ne fallait pas refuser. Sans quoi... Les hommes qui en parlaient dans leurs mechtas n'osaient évoquer la présence des maquisards dans ce village où les gendarmes écoutaient tout. D'ailleurs, les hommes étaient partagés. Les caïds, les gardes champêtres, les chefs de fraction les mettaient en garde. Depuis le 1er  novembre la peur régnait dans les villages. Car l'administration n'était pas restée inefficace. Il y avait eu beaucoup d'arrestations. Des hommes que l'armée ou les gendarmes soupçonnaient d'appartenir au F.L.N. avaient été emmenés au Khemis Maatkas. Le nom seul de ce petit village faisait frémir. Là, un centre d'interrogatoire avait été installé. On entendait des cris, des hurlements.
Le garde champêtre des Aïssi pérorait près du café maure. Il agitait sa mitraillette en tous sens. A des kilomètres à la ronde personne n'aurait osé s'attaquer à lui. Obéissant parfaitement aux ordres de la gendarmerie, il bravait ouvertement le F.L.N. pour casser son importance auprès de la population. Il fallait rallier les hommes à la France. Punir ceux qui oseraient aider les rebelles. Et pour cela il donnait un sérieux coup de main à la police.
Les hommes avaient autant peur de ce garde champêtre avec sa mitraillette, des policiers et de l'armée que des hommes de Krim qui pouvaient arriver une nuit et les forcer à donner les provisions de l'hiver ou même, ce qui était plus grave, à couper des poteaux télégraphiques ou des arbres sur la route. Et si, le lendemain, le garde l'apprenait on était bon pour Khemis Maatkas... Et ces types du F.L.N., c'est toujours aux pauvres qu'ils s'attaquent. Le garde le dit bien, la seule fois où ils se sont trouvés devant l'armée, ils ont levé les mains. Comme des agneaux...

assassinats en algerie

Dans la foule du marché, Ahmed Ait Ramdane se frayait un chemin à coups d'épaule. Il n'accordait aucun regard aux marchandises qui s'offraient à la convoitise de chacun. Pourtant il se serait bien arrêté pour manger quelque chose. Là-haut, dans le maquis, c'est la nourriture qui manquait le plus. Avec les armes. Lui pourtant en avait une. Sous son burnous il serra la crosse de son 8 mm à barillet. Sa mission était la plus importante. Et son exaltation lui faisait oublier la faim. Derrière lui, à quelques mètres, deux hommes le suivaient du regard. Il ne fallait pas le perdre dans la foule. Eux aussi, sous le burnous, serraient la crosse d'un pistolet. Ils étaient là en couverture. 
Ahmed Aït Ramdane s'était approché du groupe qui stationnait devant le café maure. Il aperçut l'homme qu'il recherchait : le garde champêtre. Celui-ci se levait. Les hommes s'écartèrent avec respect devant le garde, qui vérifia ostensiblement le chargeur de sa MAT. Lorsqu'il releva les yeux, il comprit. Il ressentit le choc au ventre, avant de percevoir le claquement du coup de feu. Il se tassa sur lui-même. Ahmed Aït Ramdane, posément, tira encore à deux reprises une fois en pleine poitrine, puis dans le cou. Le garde champêtre était mort avant d'atteindre le sol. Sa main restait crispée sur la mitraillette inutile.
Un instant pétrifiés, les hommes se dispersèrent en criant. Le marché fut saisi de panique. On renversait les sacs pour fuir plus vite. Certains marchands, terrorisés, entassèrent leurs denrées dans des couffins qu'ils jetèrent sur le dos des ânes qui attendaient patiemment. Ne pas rester près du corps de l'agent de l'autorité. Quitter au plus vite un village. La police allait prendre tout le monde. Interroger tout le monde. On a abattu  l'invincible !

assassinats pendant la guerre d'algerie

Le lendemain, à Tizi-Ouzou, capitale de la Kabylie, le meurtre du garde champêtre des Aïssi était passionnément commenté. Dans la grande salle de l'hôtel Kohler, le principal hôtel de Tizi les Européens aisés de la ville tapaient l'anisette avec le patron.
« Ces fils de pute, si on les matraque pas très vite, y viendront nous bouffer la soupe sur la tête. — Si t'y as encore ta tête à toi...
Allons, buvez plutôt ma tournée, dit le patron, ça s'est passé dans la montagne. Ici, ça va. La police fait bien son boulot. Hein, Gaston ? »
Gaston Badène était un inspecteur de police judiciaire de Tizi. Un Kabyle dont la réputation n'était plus à établir. Son nom faisait frémir les douars d'alentour.
Sur la place de l'hôtel, un homme, un Algérien, attendait la sortie de l'inspecteur. Sa mission :  Le liquider. Mais au maquis, comme il n'était pas chaud pour accomplir la mission, Krim lui avait dit :
Tu dois y aller. Tout le monde est volontaire. Tu sais combien Badène fait de mal au peuple. Tu dois le tuer. Si tu vois quelque chose qui t'inquiète, ne t'en préoccupe pas. Tu auras deux hommes pour te pro­téger. »
Et comme le militant hésitait, Krim avait ajouté :
Les deux gars sont là pour te protéger, mais si tu n'accomplis pas ta mission, ils sont aussi là pour te liquider. Tu t'es engagé en montant au maquis. Alors ils te couvrent ou te descendent ! C'est une mission de sacrifice. A toi de choisir...
Et il avait choisi. Un coup pareil, après l'exécution du garde champêtre des Aïssi, aurait un impact extraordinaire sur la population. Mais dans une grande ville comme Tizi-Ouzou, avec tous les Européens, les gendarmes, et les patrouilles militaires, il avait une chance sur cent de s'en sortir ! Comme il disait, Krim, c'était une mission de sacrifice !
Le maquisard suivit l'inspecteur pendant une centaine de mètres. Il jeta un coup d'oeil derrière lui. Les deux autres étaient là. Foutu pour foutu, il se précipita sur Gaston Badène et lui déchargea son pistolet dans les reins, dans le dos. N'importe où. Il jeta son arme dans le Caniveau et s'enfuit à toutes jambes. Le même soir, à l'heure de l'apéritif, il y avait quelque chose de changé au bar de l'hôtel Kohler. Tous les Européens avaient une arme dans la poche de la veste ou à la ceinture.

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