L'art de bien dormir le temps des plaidoiries.
rideau
magistrat 1930

Comment dormir?
Le temps des plaidoiries, c'est le temps du repos, au moins pour certains magistrats qui ont le sommeil facile.Mais que l'art de bien dormir à l'audience est d'une pratique malaisée!
Conseils pratiques.

Dormir manifestement la bouche entrouverte, le souffle bruyant, la tête ballante, c'est indigne d'un magistrat, même à notre époque de nivellement. Il faut trouver des attitudes savantes pour dormir sous des apparences de mélancolie, ou de réflexion, ou d'attention soutenue. Le front dans la main est une bonne pose, elle dénote une âme noble de penseur. La tête dans les deux mains et les yeux fixes, ce n'est pas mal non plus : l'orateur peut croire qu'il a hypnotisé son sujet; mais dormir les yeux ouverts exige un certain exercice. La nuque fortement appuyée au dossier du fauteuil et des lunettes sur les yeux, voilà une disposition qui offre bien des avantages; elle est simple, naturelle, et ne permet pas de distinguer si vous êtes en état de sommeil ou de veille. Il y a un danger : c'est que le corps ne glisse sur le bord du fauteuil; le juge disparaîtrait alors sous le bureau, ce qui ne serait pas convenable; mais les fauteuils .en moleskine sont par bonheur très adhérents et jusqu'ici les accidents ont été rares. A recommander aussi quelques poses méditatives comme le menton dans la main, à condition d'être bien assis au fond du fauteuil, le dos appuyé, dans toute la longueur, sur le dossier. On peut encore user des attitudes de sommeil effronté, comme les bras en rond et la tête dessus; cet excès de cynisme déconcerte le spectateur qui ne peut pas croire que vous dormiez aussi longtemps; dans ce cas, conservez la pose si vous vous réveillez, c'est l'essentiel.

juge 1930

En somme toutes les attitudes sont bonnes, pourvu qu'elles soient stables et que le sommeil ne donne pas au corps une fâcheuse mobilité. Il y a toujours au moins un magistrat qui écoute, le Président. Quelquefois les trois se relayent. Et les manières d'écouter sont aussi variées que les manières de dormir.
Tel Président prend imperturbablement des notes sans lever le nez, comme s'il était à la dictée; tel autre regarde, avec une attention soutenue, les lèvres de l'avocat et fait, pour comprendre, de tels efforts que son visage s'empourpre et ses veines se tuméfient; tel autre furette dans tous les coins de la salle et note par-ci, par-là, distraitement, quelque embryon d'argument; tel sourit avec bienveillance à l'orateur, sans écouter un mot de la plaidoirie; tel autre paraît suivre avec intérêt et fait des signes d'assentiment, qui n'entend rien, mais hoche la tête, par tic; tel s'impressionne au moindre mot, se jette sur son assesseur de droite pour lui faire part de ses observations, rebondit sur l'assesseur de gauche, discute à haute voix pendant les plaidoiries, griffonne dix jugements contradictoires sur la même affaire, demande des explications aux avocats, s'agite, hannetonne, se retourne sur son fauteuil comme sur un gril et quitte l'audience sans avoir une opinion; tel autre se recroqueville sur son siège, écoute, immobile, l'exposé de l'affaire, se fait son opinion tout seul avant même l'exposé fini,  et rédige son jugement avec sérénité pendant que le défenseur plaide; tel se débat nonchalamment contre le sommeil jusqu'à ce qu'une formule claire l'ait frappé, il sursaute alors comme un gibier qui reçoit une balle et, consciencieusement, il travaille; tel écrit sa correspondance ou signe des pièces en ayant l'air de rédiger le jugement; tel interrompt l'avocat dès le premier mot pour mettre un peu de gaîté dans la discussion, et transforme les plaidoiries en dialogues de haute graisse; tel interrompt aussi, mais fiévreusement, voulant savoir tout, tout de suite, et ne laissant pas le malheureux avocat prendre ses aises pour donner des explications complètes! Oh! celui-là est terrible! quand il a compris la thèse du demandeur, il n'a pas de repos avant que le défenseur ait répondu par oui ou par non à la question qu'il pose.

Les avocats ont bien aussi leurs excès de tempérament et leurs manies qui ne doivent pas toujours amuser le juge. Tout compte fait, c'est le juge qui a le moins de défense.
Quand le juge veut causer avec son voisin, l'avocat susceptible s'arrête net et le juge rougit, à moins qu'il ne suive l'exemple d'un Président qui, chaque fois que l'avocat lui faisait le coup de l'arrêt brusque pour le rappeler au silence, murmurait : « La cause est entendue », et s'esquivait au petit trot avec ses assesseurs ou improvisait un jugement ex-abrupto.
Quand le juge interrompt trop souvent, l'avocat entasse la belle période de la liberté de la défense ou quitte la barre majestueusement, au grand ennui du juge qui n'aime pas à se créer des ennemis.
Pour les juges à sommeil léger, il y a des avocats terribles qui crient comme des sourds et frappent le plancher et tapent sur la barre, à casser les vitres.
En Grèce, les avocats qui frappaient du pied étaient punis d'une amende. A la bonne heure! En ce temps-là, on protégeait les magistrats! Entendre des voix discordantes qui plaident, quatre et cinq heures de suite, voir des visages très vilains qui grimacent, des mains qui s'agitent et des corps qui se contorsion­nent, ce n'est pas toujours drôle!
MAXIME HALBRAND
Le Palais de Justice de Paris
Paris, 1892

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