Les gardes-barrières
rideau
garde-barrieres

Article de Emile Dufour
Les employés des chemins de fer
Paris 1891

C'est à leurs invalides que les Compagnies confient ordinairement la garde des barrières de passages à niveau de grande circulation qui exigent une surveillance continue. Tous les petits vieux courbés par l'âge, les infirmes ou les malades, à qui incombe cette tâche, sont des victimes du devoir rigoureusement accompli.
La plupart ont reçu en service de graves blessures, ou y ont perdu la santé. Il en est auxquels il manque un bras, d'autres qui marchent avec une jambe de bois. Quand la catastrophe est venue les frapper, leur âge ou leurs années de service ne leur donnaient point encore droit à la retraite, sans quoi les Compagnies les eussent immédiatement congédiés. Elles les gardent donc à leur service, et leur confient ces postes considérés comme des postes de repos, où ces pauvres diables remplissent sinon les plus fatigantes, du moins les plus ingrates des fonctions. Ces écloppés sont en butte, non seulement aux rigueurs des règlements généraux et des consignes spéciales qui régissent leur travail, mais encore à toutes les vexations d'un public sans pitié pour leur âge ou leurs infirmités.

passage à niveau en 1900

Si, soucieux de son devoir, le garde-barrière exécute fidèlement la consigne qui lui ordonne de fermer des barrières cinq minutes au moins avant l'heure d'arrivée de chaque train, il est exposé aux injures des charretiers ou de paysans grossiers. Si, souffrant, il ne va pas assez vite au gré d'un gros bonnet de la contrée qui se présente avec son équipage, il doit se résigner à supporter, sans mot dire, les rodomontades du notaire, du maire, de l'adjoint ou du candidat député, qui le menacent de l'ingénieur, du chef de section, ou du piqueur dont ils sont généralement les amis.
Si, justement irrité des injures, des insultes ou des impertinences dont on l'accable, le garde-barrière risque une réponse un peu sèche sans être impolie, il est immédiatement l'objet d'une plainte qui lui attire une amende ou une réprimande suivant la qualité du plaignant ou l'importance de l'incident. D'autre part, si pour éviter des scènes désagréables ou conserver la faveur de quelque notable des environs, il a pour lui quelques complaisances, une nouvelle punition ne tarde pas à suivre, quand le fait est connu, et il l'est toujours, car le paysan dans sa jalousie féroce, ne recule pas devant la délation calomnieuse.
Le garde-barrière doit donc être, non seulement un agent modèle, mais encore un diplomate, sachant concilier avec le soin de plaire à tous, les charges que lui impose sa responsabilité, et elle est grande.

garde-barrière
Supposons un instant qu'un train soit régulièrement attendu. Le garde-barrière a interdit l'accès de la voie. Les voitures se sont arrêtées. Cinq minutes se passent, le train ne se présente pas. Croyant à un retard de peu d'importance, l'agent, soucieux de son devoir, de gardien de la sécurité se décide à laisser le passage fermé. L'attente se prolonge. Le public qui perd son temps, maugrée, récrimine, puis tempête. C'est une avalanche de gros mots. Pour échapper à ce concert de malédictions, comme aussi à une plainte, l'agent livre le passage. Une voiture avance un de sifflet retentit. A toute vitesse, le train arrive, vient heurter l'équipage et met en pièces hommes, chevaux et chargement. Le garde-barrière est dans sont tort, et la Compagnie d'autant plus impitoyable, qu'elle est responsable des dégâts occasionnés du fait de son employé. Elle ne s'inquiète pas des raisons qui ont pu le déterminer à agir de la sorte. L'enquête n'admet pas les circonstances atténuantes. Le garde-barrière est révoqué sans pitié, malgré son âge, malgré ses blessures, malgré ses services, heureux encore s'il échappe à une action judiciaire.
Beaucoup de ces malheureux cependant auraient droit à plus d'égards, car c'est souvent pour sauver un semblable, que nombre d'entre eux ont perdu un membre. Leur dévouement en effet, est à toute épreuve et de tous les instants, aussi bien chez les femmes que chez les hommes.
Combien n'hésitent pas à se précipiter devant un train en marche pour sauver un imprudent piéton engagé sur la voie, combien payent souvent de leur vie ce zèle admirable, cette héroïque abnégation, ce sublime sentiment du devoir.
passage à niveau en 1930

Je n'en veux pour preuve que l'exemple de L... Georges comme on l'appelait familièrement, ancien garde-barrière de la station de Bellevue, sur la ligne de Versailles.
Un voyageur en retard, se présente à la barrière au moment où un train est attendu. Ce voyageur est un abonné? Le train attendu, est celui qu'il doit prendre pour se rendre à Paris. S'il le manque, ce retard peut lui causer préjudice peut-être. Il demande instamment le passage. L... voyant le danger, refuse formellement et enjoint au voyageur de rester là où il se trouve. Le piéton furieux, insiste, menace et finalement s'engage sur le passage à niveau à quelques mètres du train qui arrive à toute vapeur. Il est perdu. L... n'hésite pas. Il ne pense ni à sa femme, ni aux enfants dont deux sont encore en bas âge, qui sont là à quelques pas dans la maison dont on aperçoit le toit. Il se précipite au devant de l'homme, le repousse violemment, le sauve. Mais lui? Lui tombe, et le train passe, qui lui coupe la jambe au dessus de la cheville. On le transporte à Necker, où il subit l'amputation. Ce fut peine perdue. Trois jours après nous l'enterrions. Sa veuve suivait le convoi funèbre, accompagnée de quatre orphelins.
Les femmes elles aussi ont écrit leur page dans ce livre d'or des héros du devoir. En voici une qui, au risque de se faire broyer devant ses enfants qui jouent là dans la maisonnette, enlève et ravit à la mort une pauvre vieille de quatre-vingts ans que le train touchait presque déjà.
Cette autre garde-barrière d'une ligne à voie unique, est avertie par la cloche électrique que deux trains venant en sens contraire se dirigent l'un vers l'autre. C'est une catastrophe presque inévitable. N'écoutant que son courage, elle s'élance sur la voie, son drapeau déployé vers le premier train attendu, et arrive à temps pour l'arrêter; elle vole ensuite au devant de l'autre, lui fait les signaux d'alarme et le mécanicien stoppe à quelques mètres du convoi sur lequel il allait se précipiter. Cette femme se nomme Madame Goron, elle est employée sur une ligne de Bretagne.
En voici une autre encore qui se fait tuer, sans songer aux siens, pour sauver un enfant dont, par complaisance, elle avait accepté la garde pour quelques instants.
Nous pourrions continuer ces citations, mais un volume n'y suffirait pas.
Article de Emile Dufour
Les employés des chemins de fer
Paris 1891

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