Les laitiers doivent prendre grand soin de leur chargement. Les moyens de conservation étant encore très succincts, il faut consommer le lait quelques heures seulement après la traite. Dès le lever du jour, les laitières arrivent en ville, avec de gros bidons en fer-blanc — pour éviter l'oxydation souvent transportés dans des landaus d'enfants. Elles utilisent également des carrioles tirées par un âne ou un chien. Dans les villes, elles se tiennent au coin des rues et crient à la cantonade : À mon bon lait bien chaud ! Qui veut mon bon lait ? Aussitôt, les enfants encore tout ébouriffés se précipitent et tendent leur tasse. Les marchandes de lait disposent d'une mesure en aluminium d'une contenance de 25 ou 50 cl dotée d'une longue tige afin de pouvoir l'accrocher à leur cruche. À Paris, on trouve des "vacheries" en banlieue proche (Boulogne, Vincennes, La Villette...), mais également des fermes en plein centre-ville, appelées "ménageries", notamment dans le 18e arrondissement. Le lait livré par chemin de fer provenant des laiteries de grande banlieue, souvent coupé d'eau et de farine, ne se compare pas à celui livré tout frais, à peine tiré.
À la campagne, à partir du milieu du XIXe siècle, les laitiers se regroupent, les premières crèmeries apparaissent. Ainsi, le lait non vendu ou tourné pourra être directement transformé en fromage, beurre ou crème. On trouve même des ramasseurs de lait qui font la tournée des fermes et rapportent le précieux breuvage à la laiterie. Ils ont à leur disposition charrette et chevaux et peuvent transporter jusqu'à 50 bidons de 20 litres.
Le ramasseur de lait
Il s'appelait Camard, comme son père et son grand-père, à cause, paraît-il, du nez très aplati d'un aïeul. Les sobriquets sont solides ! Mais on disait : le laitier (en tourangeau : le lait'quier). Il ramassait le lait pour la laiterie coopérative de Saint-Quentin. Sa voiture bâchée était à peu près du même type que celles du beurrier et du cocassier, mais un peu plus allongée, à cause des bidons de lait à placer à la suite les uns des autres. Pas de dimanche pour lui : les vaches donnaient leur lait ce jour-là comme tous les autres et il n'y avait pas, alors, de chambres froides pour le conserver. Cinq à six lieues à parcourir chaque jour, aller et retour, au pas du cheval.
Mais, au retour, le laitier ne transportait pas que des bidons vides. Il y avait aussi ceux qui contenaient le petit lait plus ou moins suri (en tourangeau : le bougaut) qu'il distribuerait le lendemain matin à ses clientes, pour mettre dans les augées. Et, sous le soleil de midi, une odeur désagréable se répandait peu à peu dans la charrette. Une odeur tenace qui s'accrochaît aux vêtements au point que, le soir, lorsque Camard faisait sa rentrée en famille, sa femme, la grand-mère et la fille la subissaient aussi. La maison toute entière avait fini par sentir le bougaut. Les passants se bouchaient les narines. Et, comme à cette époque, faute d'eau courante, les soins d'hygiène étaient des plus rudimentaires, tout le quartier était au diapason. Et la fille n'avait point de galant !
Une petite casserole suffit à recueillir, deux fois par jour, le litre de lait fourni par la chèvre. Pourtant, son lait est loin d'être méprisé. Il fournit d'excellents fromages, préparés par les bergers. Il est apprécié dans les grandes villes, où l'on n'hésite pas à le payer plus cher que le lait de vache. Il est vrai que l'on prête à ce liquide des propriétés exceptionnelles, et notamment thérapeutiques, semblables à celles du lait d'ânesse. Il serait bénéfique pour les vieillards et les personnes de faible constitution, il ferait merveille dans les maladies de l'estomac ainsi que dans le traitement des maladies de poitrine, autrement dit de la tuberculose, la chèvre se montrant rebelle à la contagion !