Lorsqu'à partir de 1942, Churchill accepte de se subordonner lui-même aux Américains, en devenant le "fidèle lieutenant" du président Roosevelt, il ne doute pas que la France libre, qui lui doit tout et dépend étroitement de lui, s'empressera de suivre son exemple. C'est évidemment compter sans la personnalité très particulière du général de Gaulle. Là où tout autre se serait effectivement soumis, le chef des Français libres, lui, refuse catégoriquement. La surprise de Churchill est immense: de toute évidence, de Gaulle est très différent de tous les vieux amis français du Premier ministre: Georges ou Gamelin, Flandin ou Daladier, Herriot ou Reynaud étaient affables, loquaces, pas très sourcilleux sur les principes, et en définitive prêts à toutes les concessions, pourvu que l'on exerçât sur eux une pression suffisante. De Gaulle, lui, est flegmatique, taciturne, susceptible, raide, intransigeant, soupçonneux, difficile à influencer et inflexible sur les valeurs essentielles. Je cherche la France que j'aime, dira Churchill, et je ne la trouve pas dans le général de Gaulle.
A chaque fois, le scénario est à peu près le même:
Churchill ou Roosevelt prennent des initiatives politiques ou stratégiques dans des domaines ou sur des théâtres concernant au premier chef la France et ses possessions, sans y associer les autorités de la France libre, et souvent même sans les en informer au préalable. A chacune de ces maladresses calculées, invariablement considérée par le chef de la France libre comme une violation flagrante de la souveraineté française et une insulte à la France, de Gaulle répond par un mélange savant de dénonciations publiques et privées, de menaces, de représailles, de chantages et d'ultimatums.
En réponse à d'autres affronts, de Gaulle fera savoir qu'il a l'intention de transférer le siège de la France libre... à Moscou, qu'il va soustraire ses troupes au commandement allié, tandis qu'à l'été de 1942, au Caire, il menace même de déclarer la guerre à la Grande-Bretagne ! "Nous sommes, avouera fièrement le Général, un gouvernement qui a mauvais caractère..." C'est presque une litote, et l'effet produit à Londres et Washington va de la rage à la panique, avec toutes les nuances intermédiaires.
A chaque fois, la France libre subit tout Le poids des représailles anglo-américaines: ses communications avec la métropole et l'empire sont interrompues, ses dirigeants interdits d'antenne et ses agents empêchés de quitter l'Angleterre tandis que Churchill refuse de recevoir le Général et ordonne à ses ministères de fermer leurs portes à ses commissaires... Lorsqu' enfin, le Premier ministre britannique consent à s'entretenir avec l'insoumis, les invectives fusent, contre un de Gaulle qui reste de marbre. Ainsi, à Anfa en janvier 1943: "Général, si vous m'obstaclerez, je vous liquiderai !".
A la suite d'une entrevue plus orageuse encore, à la veille même du débarquement en Normandie, le sous-secrétaire d'Etat britannique sir Alexander Cadogan notera dans son journal: "Nous avons eu droit à une harangue passionnée du Premier ministre contre le général de Gaulle. Chaque fois que le sujet revient sur le tapis, nous nous éloignons de la politique, de la diplomatie, et même du bon sens. C'est du caquetage de pensionnat de jeunes filles. Roosevelt, le Premier ministre et aussi de Gaulle, il faut bien le reconnaître,se conduisent comme des jeunes filles à l'approche de la puberté. Il n'y a rien à faire.