Des soeurs complètement hébétées
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soeurs papin

DANS LA NUIT BRUmeuse du 2 février 1933, la ville du Mans semble comme pétrifiée. Quelques jours plus tôt, une vague de froid s'est abattue sur tout l'ouest de la France. La maison du numéro 6 de la paisible rue La Bruyère paraît inhabitée. C'est une bâtisse de deux étages aux murs gris percés de hautes fenêtres dont les volets sont tirés et, au rez-de-chaussée, d'une porte cochère.
Vers sept heures du soir, alors qu'il revient du cercle où il se rend chaque après-midi, M. Lancelin, ancien avoué, sonne à la porte pour prendre son épouse et leur fille. Ce soir-là, les Lancelin sont attendus pour dîner chez un parent, Me Ringeard. Personne ne répond. Me Lancelin réitère ses appels. Il remarque seulement qu'une faible lueur, vraisemblablement celle d'une bougie, filtre derrière une persienne du premier étage. La lumière se déplace de pièce en pièce, jusqu'à une mansarde du second étage, occupée par les deux bonnes, Christine et Léa Papin.
— Qu'attendent ces idiotes pour venir ouvrir ? maugrée Me Lance-lin, qui, après quelques minutes, décide de se rendre chez son beau-frère.

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Tout en parcourant les rues aux trottoirs blanchis par le froid, Me Lancelin se reproche d'avoir oublié ses clés. Mais n'était-il pas entendu que les deux femmes attendraient son retour pour se rendre ensemble chez leur parent ? Un quart d'heure plus tard, l'inquiétude s'empare de Me Lancelin quand son beau-frère lui déclare que ni sa femme ni sa fille ne sont encore présentées.
— Elles se sont peut-être attardées en chemin ? hasarde Me Ringeard.
— Avec ce froid, certainement pas...
Les deux hommes décident de retourner rue La Bruyère. La maison, dont les volets sont soigneusement clos, demeure toujours aussi silencieuse. Tandis que les coups de sonnette se succèdent, une brise glaciale fouette les visages des deux hommes. Dans la rue déserte, de place en place, un réverbère laisse sourdre un cône de clarté bleuâtre. Dans la mansarde du second, la lueur s'éteint quand les appels se fond trop insistants. Un sombre pressentiment étreint alors Me Lancelin.
— Tout cela n'est pas normal. Je vais demander l'aide de la police.
L'ancien avoué et son beau-frère se rendent au commissariat. Une demi-heure plus tard, ils sont de retour rue La Bruyère en compagnie du commissaire et de deux agents. L'un des gardiens escalade le mur d'enceinte d'un jardin voisin et saute dans la cour du numéro - 6. Il ouvre la porte cochère, verrouillée de l'intérieur. Me Lancelin et ses compagnons pénètrent dans la maison complètement obscure. Impossible d'utiliser l'électricité : les fusibles du compteur ont apparemment sauté par suite d'un court-circuit. Sans prendre le temps de les remplacer, un agent allume une lampe de poche pour se diriger à travers la maison.

Dans les pièces du bas aux parquets soigneusement encaustiqués, tout semble immobile. Le commissaire, qui redoute le pire, demande à Me Lancelin de rester au rez-de-chaussée, tandis qu'accompagné d'un gardien et de Me Ringeard, il entreprend de visiter les étages supérieurs. Soudain, arrivé sur le palier du premier, il s'arrête à la vue d'un filet de sang. Le faisceau de la lampe balaie le tapis et s'immobilise. Le policier doute d'abord de ce qu'il découvre : un oeil humain, qui semble le fixer. Me Ringeard, horrifié, pousse un cri. Me Lancelin va pour s'élancer.
— Restez où vous êtes, je vous en supplie ! lui intime le commissaire.
Les policiers s'avancent vers la chambre. Ils s'arrêtent, le faisceau de la lampe braqué sur un spectacle d'horreur. A l'entrée de la pièce, les cadavres de Mme Lancelin et de sa fille, visages écrasés et orbites vidées de leurs yeux, gisent sur le tapis, à demi dévêtus. Sur un mur, un grand Christ, maigre et livide, incline la tête vers le parquet où l'on voit des débris sanguinolents.
Les policiers poursuivent la visite des pièces. Au second, sous la porte de la chambre des bonnes, filtre une faible clarté. Le commissaire frappe. Pas de réponse.
— Enfoncez la porte ! ordonne le policier à l'agent.
L'instant suivant, après quelques coups d'épaule, la porte cède.

Dans la pièce, une bougie achève de se consumer sur une table de nuit. Sur un mauvais lit de fer, blotties l'une contre l'autre, deux femmes échevelées et vêtues de peignoirs bleus les regardent, complètement hébétées. A la vue des agents, elles s'étreignent peureusement et ne disent mot. Le commissaire, sans leur laisser le temps de se ressaisir, les presse de questions. La cadette, Léa, finit par avouer :
— Oui, c'est nous qui les avons tuées.
— Pour les voler ?
— Non !
— Alors pour quelle raison ? insiste le commissaire.
— Je ne sais pas... Mais nous ne regrettons rien !
L'enquête démontrera, en effet, que rien n'a disparu dans la maison et que, pas un instant, les deux criminelles n'ont songé à se soustraire à la justice.
— Habillez-vous et suivez-nous !
Le lendemain, en présence du procureur, les deux soeurs renouvellent leurs aveux et, calmement, font le récit d'un crime que rien, du moins logiquement, ne peut expliquer.

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