J'ai cessé d'admirer Turenne qu'il fallut réveiller pour la bataille, depuis que j'ai entendu mes hommes ronfler en plein combat sous le feu de l'artillerie.
Ils dorment, les pauvres gars, tout frémissants encore des angoisses de ces mauvais jours. Beaucoup parlent ou crient en dormant, ivres d'une ivresse qui vient de tout le sang de leur corps en effervescence, de la sueur à seaux qui les vide, de la trépidation des nerfs qui les déchire 2.
J'ai prétendu dormir recroquevillé dans une niche qui trouait la paroi du boyau. Toute la nuit, des ruines molles (la craie délayée de la voûte) ont ruisselé sur ma tête, mes épaules et mes genoux qu'ensevelissait ma toile de tente
La privation de sommeil triomphe de tout, même de l'instinct de conservation.
La nuit du samedi à dimanche, j'ai couché avec les hommes dans un boyau couvert où l'on aurait pu parquer dix vaches et où nous étions cinquante-trois. Nous couchions en « sardines ». Une fois étendu et en position de dormir... deux souliers ferrés m'agrippèrent au cou tandis que deux coudes secs me martelaient les chevilles. J'aurais bien consenti à passer la nuit sans bouger, mais il n'était plus temps de traiter ; mes voisins ronflaient déjà à toute vapeur, m'étreignant dans un étau, et à chaque poussée qu'on leur transmet des deux bouts de la galerie, me rabotent de tous leurs clous. Enfin je pus me remettre assis, et je ne sentis plus qu'un seul soulier dans le flanc gauche.
Ils savaient le prix du sommeil. De quel sommeil pourtant ?