Bidasse, zigomar et rosalie
dans les dédales de tranchées putrides, on avait pris soin de définir un langage particulier. L'Allemand était devenu le Boche et notre fantassin, le poilu. Un vocabulaire nouveau avait été créé avec des termes comme le barda (le sac), le bidasse (le troupier), la bidoche (la viande de cantine), le boyau (la tranchée), capout (tué), les croquenots ou les godasses (les souliers), le flingue (le fusil), la galtouse (la gamelle), la gniole (l'eau-de-vie), les huiles (les officiers), le jus de chaussette (le café), Paname (Paris), le pinard (le vin), le toubib (le major)... On parla encore de mitrailleuses et, en 17, de tanks. Le sabre s'appelait désormais Zigomar et l'obusier de tranchée, Crapouillot. La baïonnette se prénommait joliment Rosalie. Toutes ces appellations seront aussitôt reprises dans les discussions des tacticiens de l'arrière, au traditionnel Café du commerce.
Le début de l'année 1915 apporta un important changement dans l'accoutrement des troupes. L'uniforme du poilu, décidément trop repérable, fut révisé. On se dépiauta du séduisant pantalon rouge, de la capote bleue et des gros souliers à bout carré « dans lesquels on était si bien », pour endosser la tenue bleu horizon. Les coquettes petites guêtres blanches cédèrent la mode aux bandes molletières. Le képi fut d'abord doublé d'une calotte en fer puis il disparut totalement avec l'adoption du casque métallique. En face, le casque à pointe, en cuir bouilli, fut remplacé par le modèle arrondi pourvu d'un protège-nuque, que les armées d'occupation porteront toujours en 40.
Le croirez-vous ? Cette modification d'uniforme ne fit pas l'unanimité au pays, et surtout en Sologne. A Romorantin régnait en effet la famille Normant, dont les usines détenaient la fabrication quasi exclusive du drap couleur garance. Leurs ateliers fournissaient non seulement l'infanterie française mais encore plusieurs armées étrangères. Cette spécialisation industrielle procurait du travail à de nombreuses familles des environs, qui craignirent alors pour leur emploi. La faillite définitive des usines drapières de Sologne sera la conséquence, bien plus tard, de l'apparition des tissus synthétiques.
Avec les mauvaises saisons, les tranchées devinrent bientôt des fossés de fange glacée dans lesquels piétinaient et tombaient des hommes au regard affolé. Le front se changeait en pourrissoir. Les poilus étaient sales, crottés jusqu'aux épaules, hagards, emmitouflés dans de vieux lainages. Des épouvantails que la Camarde seule osait encore enlacer. Ils grouillaient de vermine. Le soir, dans les casemates, ils épouillaient leur chemise. Les poux gonflés de sang éclataient à la flamme de la bougie. On faisait des concours à qui en trouverait le plus sur lui.
Les lettres, le pinard, le tabac et... La gnôle
Ce qui importait le plus, au front, c'étaient certainement, par ordre de préférence, les lettres de la maison, le pinard et le tabac. Et la gnôle. Sous le feu, les poilus recevaient une ration d'un litre d'eau-de-vie chaque jour pour 15 personnes. Ils en remplissaient un bidon rond qu'ils attachaient à leur ceinture. Une gorgée de temps en temps les lavait de l'horreur dans laquelle ils se débattaient. Elle n'était guère fameuse, cette fichue gniole, elle vous arrachait le garguillot mais on était bien content malgré tout d'en ingurgiter une lampée quand les choses tournaient mal. Elle énervait et elle aidait à surmonter les coups durs. Après, on réfléchissait moins.
Une distribution supplémentaire précédait chaque assaut, histoire de donner du coeur au ventre à ceux que la mitraille déchiquetterait tout à l'heure. En ces moments-là, personne ne crachait dessus. C'était le médicament-miracle qu'un blessé réclamait aux brancardiers dès que la souffrance devenait intolérable. On en faisait boire aux bataillons lorsqu'ils montaient au front.