Le champ de carnage ...
rideau
poilu

Lettre de René Jacob a été tué à Verdun en 1916. 11 était fils de charron et lui-même boulanger à Bussy-en-Othe dans l'Yonne. Il laissait derrière lui sa femme Lucie, et trois enfants dont l'aînée avait huit ans.

morts dans tranchees

Comment décrire? Quels mots prendre? Tout à l'heure nous avons traversé Meaux, encore figé dans l'immobilité et le silence, Meaux avec ses bateaux-lavoirs coulés dans la Marne et son pont détruit. Puis nous avons pris la route de Soissons et gravi la côte qui nous élevait sur le plateau du Nord... Et alors, subitement, comme si un rideau de théâtre s'était levé devant nous, le champ de bataille nous est apparu dans toute son horreur.
Des cadavres allemands, ici, sur le bord de la route, là dans les ravins et les champs, des cadavres noirâtres, verdâtres, décomposés, autour desquels, sous le soleil de septembre, bourdonnent des essaims de mouches; des cadavres d'hommes qui ont gardé des pauses étranges, les genoux pliés en l'air ou le bras appuyé au talus de la tranchée; des cadavres de chevaux, plus douloureux encore que des cadavres d'hommes, avec des entrailles répandues sur le sol; des cadavres qu'on recouvre de chaux ou de paille, de terre ou de sable, et qu'on calcine ou qu'on enterre. Une odeur effroyable, une odeur de charnier, monte de toute cette pourriture. Elle nous prend à la gorge, et pendant quatre heures, elle ne nous abandonnera pas. Au moment où je trace ces lignes, je la sens encore éparse autour de moi, qui me fait chavirer le coeur. En vain le vent soufflant en rafales sur la plaine s'efforçait-il de balayer tout cela : il arrivait à chasser les tourbillons de fumée qui s'élevaient de tous ces tas brûlants; mais il n'arrivait pas à chasser l'odeur de la mort. « Champ de bataille », ai-je dit plus haut. Non, pas champ de bataille, mais champ de carnage. Car les cadavres, ce n'est rien. En ce moment, j'ai déjà oublié leurs centaines de figures grimaçantes et leurs attitudes contorsionnées. Mais ce que je n'oublierai jamais, c'est la ruine des choses, c'est le saccage abominable des chaumières, c'est le pillage des maisons...

Les textes de cette page sont des extraits du livre Paroles de Poilus de Jean-Pierre Guéno des éditions Tallandier
Les textes de cette page sont des extraits du livre Paroles de Poilus de Jean-Pierre Guéno des éditions Tallandier
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