La guerre au jour le jour
Angleterre
(octobre 1939 - mai 1940)

La drôle de guerre

Les Anglais et la drôle de guerre.
Avec Margaret Lazarides nous partageons la vie
des hommes et des femmes de ces villes noyées dans le fameux « black-out » jusqu'au moment où la guerre implacable commença.
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Rien n'arrivait ! Il n'y avait ni raids, ni bombes !

Masques à gaz à Angleterre 1940
Nous pensions que la déclaration de Chamberlain serait suivie, presque immédiatement, par des vagues de bombardiers allemands qui obscurciraient le ciel au-dessus de nos têtes. Des mois avant la guerre, la rumeur disait que nous risquions de recevoir plus de 700 tonnes de bombes par jour. Nous nous étions familiarisés avec la voix des sirènes et avions appris à reconnaître l' alerte de la fin d'alerte .. Maintenant que la guerre était là, nous attendions anxieusement ce qui pouvait arriver.
Mais rien n'arrivait ! Il n'y avait ni raids, ni bombes, pas d'événements imprévus, et pas de différence notable entre l'état de guerre et l'état d'alerte qui l'avait précédé. Chose curieuse en même temps que nous en éprouvions un profond soulagement nous nous sentions vaguement insultés. Les Polonais avaient eu l'invasion et le hurlement affreux des bombes, mais la Manche nous offrait, apparemment, une protection totale contre tout agresseur. Des patrouilles de soldats et de garde-côtes exploraient chaque recoin du rivage anglais ; des guetteurs surveillaient le ciel : en vain. L'étrange répit se poursuivait. Si, dans les premiers jours, l'attaque nous semblait imminente, la tension s'atténuait peu à peu. La guerre n'était qu'un mot, quelque chose d'irréel et de lointain. Elle ne nous avait pas encore touchés. Un peu désorientés, et plutôt irrités, nous poursuivions cependant nos préparatifs.
D'abord, il y avait les mesures de protection contre les attaques aériennes : chaque quartier avait son chef d'îlot, et de jolis détecteurs à gaz apparurent dans les rues. Ils étaient peints, comme le dessus des boîtes aux lettres, de couleurs contenant des pigments chimiques qui devaient changer de teinte en présence de gaz toxiques. La distribution des masques à gaz avait été acceptée avec obéissance par les adultes, avec ravissement par les enfants. En Cornouailles, un petit garçon, qui avait disparu pendant plusieurs heures, répondit flegmatiquement à ceux qui lui demandaient où il avait passé tout ce temps : « J'étais avec les cochons pour essayer mon masque à gaz. »
Portez toujours votre masque à gaz sur vous, recommandaient les affiches ; et les gens ne faisaient plus un pas sans l'étui familier en bandoulière. Mais l'obéissance aux instructions officielles était plus apparente que réelle. Un sondage, effectué en novembre 1939, à Leeds, révéla que les trois quarts seulement des étuis portés par des voyageurs matinaux contenaient réellement le masque à gaz : les autres servaient en général de paniers pour le casse-croûte. Pas de bombes, pas de gaz, pas de danger: pas de guerre!

Le « black-out » : une corvée quotidienne

Nous eussions accepté de bon coeur le danger réel, mais il n'y avait apparemment pas de danger. II n'y avait que ces nombreux petits désagréments qui transformaient de façon irritante notre existence quotidienne : entre autres, le black-out. Il devait être « total », et les chefs d'îlot avaient la tâche peu enviable de faire respecter des règlements détestés. Les gens avaient déjà adapté à leurs fenêtres des volets amovibles ou des couvertures, et faire le black-out devint la corvée de chaque soir, surtout pour ceux qui avaient choisi de gros panneaux pleins, efficaces mais difficilement maniables, pour aveugler leurs fenêtres. Malheur à la famille dont les persiennes laissaient filtrer un rai de lumière ! De la rue retentissait un sonore " Lumière ! " et, dans les logis clos, chacun se demandait : « Est-ce pour nous ? » et se mettait fébrilement à inspecter le camouflage de ses fenêtres. Si la plus faible lueur se laissait encore deviner de l'extérieur, un coup à la porte vous avertissait de l'arrivée d'un policeman ou du chef d'îlot, venu vous pénaliser et qui, neuf fois sur dix, se trouvait inondé de lumière en entrant car vous aviez, évidemment, oublié d'éteindre avant de lui ouvrir ! Nous apprîmes même une fois avec délectation que le tribunal de simple police de Launceston Borough avait condamné le conseil municipal de sa propre ville à une amende de dix shillings pour infraction à la réglementation sur le black-out.
Circuler dans le black-out était une épreuve pleine d'aléas. L'éclairage des rues était éteint, les feux de circulation et les phares des voitures camouflés, et les rues de sombres abîmes peuplés de fantômes grommelants. Il était devenu difficile de se procurer des torches électriques, ce qui augmentait notre irritation. Après avoir attendu une semaine ou deux pour en obtenir, nous découvrions qu'il fallait attendre une quinzaine de plus pour avoir les piles et qu'il nous faudrait continuer un peu plus longtemps à tâtonner dans le noir, en nous excusant auprès des réverbères et des boîtes aux lettres.
Afin d'augmenter la sécurité quand nous circulions dans le black-out, il était recommandé de porter des vêtements blancs la nuit ou de tenir à la main des objets de couleur blanche, des journaux, par exemple. On avait conseillé aux cyclistes d'installer une petite lumière à l'arrière de leur engin. Mais ces mesures n'étaient que des palliatifs pour un problème qui devenait de plus en plus sérieux.
Avec l'hiver, les rues furent plongées plus tôt dans l'obscurité et le taux des accidents de la circulation s'éleva verticalement. Dans les quatre derniers mois de 1939, il y eut 4 133 morts contre 2 497 pendant la même période de 1938, et pour le seul mois de décembre, le nombre des victimes atteignit le chiffre record de 1 155 ! On calcula que, si les morts par accident de la circulation continuaient à la même cadence, les pertes, au bout d'une année, seraient comparables à celles que provoquerait une guerre active. Hitler gagnerait sa guerre à peu de frais ! Aussi un faible éclairage des rues fut-il autorisé de nouveau et la vitesse des véhicules limitée à 30 km/h durant le black-out. Finalement, le 24 février, on introduisit le régime de l'heure d'été : cela nous donna une heure de clarté supplémentaire pour circuler.

Drôles de vacances

Pendant tout ce temps, l'aspect des villes se transformait à vue d'oeil. Les ouvriers de la défense civile élevaient de monstrueuses pyramides de sacs de sable, avec des galeries d'accès en forme de labyrinthes, autour des portes des édifices publics dont les fenêtres étaient masquées par des sacs de sable et des volets. Les boutiquiers suivaient le mouvement et protégeaient leurs vitrines en ne laissant à nu que de petites surfaces carrées. Les enfants se rassemblaient pour regarder descendre les statues familières de leurs socles, ou les voir disparaître derrière des remparts de sacs de sable ou des barrières de planches. D'immenses fourgons déménageaient les trésors artistiques des villes pour les mettre en lieu sûr. Il ne s'agissait pas seulement des oeuvres d'art des musées (comme les tableaux de la National Gallery, dirigés sur le pays de Galles), mais également des vieux registres des églises et de leurs inestimables vitraux : ainsi, plus de soixante-dix vitraux de la vieille cathédrale d'York furent démontés et placés dans des abris souterrains.
Il y eut une période où, dans toute l'Angleterre, la vie parut consister uniquement à remplir des sacs de sable !
Moins immédiatement visible fut l'effet de l'évacuation graduelle des villes. L'hôpital Redhill, de Londres, envoya une partie de ses malades chroniques à Exeter, afin de libérer le plus de lits possible pour les futures victimes des bombardements aériens, tandis qu'à travers le pays, des hôtels, des maisons de campagne et même des usines étaient réquisitionnés à l'usage des services officiels. Le 11 novembre, on apprit que plus de 12 000 fonctionnaires avaient été dispersés dans diverses zones rurales. La campagne absorbait ces milliers d'êtres sans visage sans trop de difficulté. Elle avait alors à résoudre un problème analogue mais bien plus inquiétant : celui des enfants.
Le plan gouvernemental d'évacuation des enfants et des jeunes mères ayant des enfants en bas âge n'avait pas été particulièrement réussi. Les petits Londoniens envoyés dans l'ouest du pays éprouvèrent, dès l'abord, des difficultés à s'accoutumer à des choses telles que les lampes à pétrole, l'eau de puits, les accents du terroir et les lieux d'aisances éloignés des habitations. « Le seau de toilette est sous un hangar au fond du jardin, écrivait un jeune Londonien de dix ans du quartier des docks, au lieu d'être dans la cuisine, et il n'y a pas d'électricité. » Mais il ajoutait gentiment : « On peut aller dehors sans être couvert de suie. »
Mais les inconvénients n'étaient pas toujours du même côté. Il arrivait qu'on logeât des enfants des quartiers pauvres des grandes villes, avec leurs vêtements misérables et leurs tignasses hirsutes, dans des familles d'une certaine condition, épouvantées par leur état et leur conduite.
Même pour les enfants qui s'adaptaient bien à leur nouveau foyer, restait le problème de la fréquentation scolaire. Les écoles ne pouvaient pas absorber ce brusque surcroît d'élèves. Pendant plusieurs semaines, les parents adoptifs constatèrent que, si leurs propres enfants fréquentaient l'école comme avant, ceux qu'ils avaient pris en charge leur restaient sur les bras toute la journée. Certains maîtres s'arrangèrent bien pour occuper les enfants en dehors de la classe, mais leur bonne volonté n'était pas toujours couronnée de succès. Une lycéenne de quatorze ans écrivait à ses parents : « Il n'y a pas de salle de classe libre et, après l'appel dans la cour, nous allons, chaque jour que Dieu fait, étudier l'architecture de la cathédrale de Lincoln. Vous pouvez me croire, je commence à en connaître toutes les briques par coeur. » Les jeunes mères de famille qui avaient été également évacuées se trouvaient contraintes de faire cuisine commune avec des étrangers et s'adaptaient difficilement à l'existence dans les villages où il n'y avait pratiquement pas de boutiques et où les marchands ambulants ne passaient qu'une fois par semaine. On comprend que beaucoup d'entre elles aient éprouvé de l'irritation et la nostalgie de leur foyer.
Si le danger avait été manifeste et réel, elles auraient sans doute réagi différemment, mais les rares raids aériens ennemis étaient restés confinés jusqu'alors aux Orcades et aux Shetland. C'est pourquoi, petit à petit, les évacués se mirent à refluer vers les villes et, comme le calme anormal de la « drôle de guerre » semblait ne pas devoir cesser; le mouvement de reflux s'accéléra de façon alarmante : à la fin de l'année, presque la moitié des premiers évacués étaient rentrés chez eux.
La drôle de guerre en Angleterre en 1939 et 1940

Paysannes en uniforme

Paysannes en uniforme en Angleterre en 1939 et 1940
Tout ce côté « civil » de la guerre se situait cependant sur un fond militaire, un arrière-plan kaki. Certains emplois privilégiés permettaient encore d'être exempté du service armé, mais, avec le temps, la liste en fut modifiée et certains appelés se mirent à professer l'objection de conscience. Des tribunaux spéciaux furent chargés de les entendre. On les traita d' « embusqués », mais nous sentions confusément que c'était souvent à tort. Il y avait sans doute des froussards et des tire-au-flanc parmi ceux qui essayaient d'échapper à leurs obligations militaires, mais il y avait aussi des objecteurs authentiques, et cela nous mettait mal à l'aise. Un cas typique fut celui d'un réputé pianiste du Yorkshire, qui n'attendit pas d'être appelé et s'engagea volontairement dans le service de santé de l'armée pour la durée des hostilités. Cet homme courageux servit en Italie où il fut blessé, puis tué.
Mais il y eut aussi d'autres nouveaux venus parmi-nous qui furent même les bienvenus, quoique leur arrivée eût donné lieu tout d'abord à maintes plaisanteries. Dans le secteur rural se posait un double problème : d'abord produire davantage pour ravitailler la population, ensuite trouver le moyen de remplacer dans leur tâche les travailleurs agricoles appelés sous les drapeaux. C'est alors que fut créée l'armée rurale féminine, et un nouvel uniforme, qui devait rapidement devenir familier, apparut dans le décor de notre existence. Des jeunes femmes, de toutes les classes sociales, revêtirent la culotte de cheval et le chandail vert des « filles de la terre » (land girls) et apprirent à traire les vaches, à nettoyer les écuries et à tracer un sillon avec la charrue. Mais le plan gouvernemental, qui prévoyait la mise en culture de 600 000 hectares de prés avant le 31 mars, fut entravé par un temps épouvantable.
A certains points de vue, la vie semblait être devenue une exhortation continuelle. Les affiches vous pressaient de « Labourer sans attendre », de « Bêcher pour la victoire », et la B.B.C. avait perdu assez de sa délicatesse traditionnelle pour suggérer aux ménagères de déposer leurs eaux grasses dans des seaux spéciaux marqués « Nourriture pour cochons ».
Au même moment commençait la gigantesque campagne de récupération. Nous fîmes des paquets de nos chiffons et de nos vieux journaux qui s'en allèrent dans des centres où ils étaient reconvertis en pâte à papier. En avril 1940, l'industrie de guerre réclama des métaux et l'on vit alors sortir des caves et des greniers fourneaux rouillés, lits de fer et, çà et là, de vieilles douilles d'obus et autres souvenirs du précédent conflit. Une extravagante collection d'articles hétéroclites prenait le chemin des centres de tri.

Mais les armes et le matériel indispensables à la défense nationale prenaient de plus en plus de place dans les transports maritimes. Aussi commençâmes-nous à serrer nos ceintures. Les premières mesures de rationnement alimentaire furent prises. Le bacon, le beurre et le sucre ouvrirent la liste, le 11 novembre, tandis que des produits comme les fruits d'importation disparaissaient peu à peu. Il y eut une brève controverse « bière ou bacon » au sujet de la priorité à donner à l'utilisation de l'orge, mais les brasseries continuèrent à produire, au grand soulagement de la plupart d'entre nous. Au fond, la survie des pubs anglais valait bien une tranche de bacon !
D'autres restrictions arrivèrent. Les journaux réduisirent leur format et les commerçants commencèrent à éprouver des difficultés pour renouveler leurs stocks. Les couturières constatèrent que, si l'on pouvait encore se procurer des tissus bleu marine, gris ou kaki, les autres devenaient peu à peu introuvables. Un peu partout les femmes tricotaient pour les soldats d'épaisses chaussettes, des gants et des passe-montagnes, dont les oeuvres féminines locales et les groupes de la Croix-Rouge organisaient la collecte et la répartition. Certains groupements féminins prirent comme filleuls des équipages entiers de navires et, durant toute la guerre, fournirent les marins en articles tricotés.
Nous faisions des tours de force culinaires pour tirer le meilleur parti de ce que nous avions. Nous assaisonnions nos légumes avec un soupçon de viande et, par une savante combinaison — qui eût horrifié un cordon-bleu — de farine et de levure artificielle, nous arrivions à faire six omelettes avec un seul oeuf !
Témoignage
Tours de force culinaires !