Le départ des réfugiés

Le gigantesque exode

Dès le 10 mai, des milliers de Belges et de Hollandais, affolés, rassemblèrent quelques biens et abandonnèrent leur domicile. Et ce fut la boule de neige. Une immense colonne de gens terrorisés se rua vers la France. Ils franchirent la frontière et se mêlèrent aux civils français et aux militaires en déroute traumatisés par la percée du front de Sedan
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Chargement de la voiture. Problème : quoi emporter? Qu'est-ce qui nous sera indispensable ? Tous les trois, ma femme, mon fils et moi, nous nous installerons devant. On pourra ainsi charger la banquette arrière : linge, habits, chaussures, papiers personnels, papiers de commerce, souvenirs de famille, provisions. Sur le toit : les matelas protégés par de la toile cirée. Que faire de Tom ? Tom, c'est le chien-loup, et il tient de la place. Mais il fait partie de la famille. Alors, on décide de l'emmener. On le casera dans le coffre, en laissant la porte entrouverte pour qu'il puisse respirer.
17 heures. Tout est prêt. Pas de journaux. Pas de radio. Les voisins sont déjà partis. Alors on s'en va aussi. Direction : Melun-Fontainebleau, pour commencer. [...] Villeneuve-Saint-Georges : embouteillage. Quand on atteint la forêt de Sénart, il est 22 h 30.
Témoignage
Départ familial dans la région parisienne

Pourquoi partir ?

l'exode gagne à la vitesse de l'incendie en France en 1940
On part d'abord parce que les autres partent, parce que le tissu social craque ; un village, une ville étant une construction où chacun épaule chacun, boulanger, épicier, tailleur, coiffeur, caissier, fossoyeur, vitrier, manoeuvre, personnages sans importance dont on découvre l'utilité à l'instant où ils s'éloignent et que tout l'édifice est ébranlé.
Analysant les raisons de son départ, un journaliste suisse, Edmond Dubois, aura cette réflexion qui pourrait être celle de tous les Français : « J'ai quitté Paris parce que Paris avait brusquement changé de visage. »
Viendra le moment, on le verra, où le gouvernement voudra stopper l'exode, ce flot qui n'en finit plus de couler, cet entassement, cet empilement de millions de Français, sur des départements d'heure en heure moins nombreux, si bien que la France n'est bientôt plus qu'une île qui rétrécit à vue d'œil, rongée et désagrégée par la marée de l'invasion. On remettra donc en honneur la politique des villes ouvertes, espérant que ceux à qui l'on garantit qu'il n'y aura pas, fût-ce un semblant de bataille aux faubourgs, s'abstiendront de fuir. Ce n'est pas toujours suffisant.
Car la totale solitude effraie presque autant que les bombes.
Et, d'ailleurs, que faire dans une ville où les banques, les magasins, les administrations sont fermés ? Dans des maisons dont les provisions ont été distribuées aux passants, alors que l'on ignore à quel moment le boulanger reprendra sa tournée, quand les boutiques seront réouvertes et réapprovisionnées.
Lorsque, le 16 juin, arrivant à Alençon dans une région où « il espère rester longtemps », le général Robert Altmayer écrit aux préfets de la Sarthe, de la Mayenne, de l'Orne, du Calvados pour leur signaler qu'il ne donnera pas d'ordre d'évacuation a priori, il ajoute . « Parfois, la cause primordiale de l'exode lamentable des piétons, provenant presque tous de familles de petits artisans ou d'ouvriers, fut le départ prématuré de maires, de médecins, de pharmaciens de bouchers et de boulangers... »
Donc, sinon toujours de riches, de ceux qui, par métier, ont à leur disposition des véhicules. Patrons, commerçants, hauts fonctionnaires.
Qu'il y ait une hiérarchie dans l'exode, c'est certain. Tous l'ont vu. Tous l'ont dit.
« Dans les premiers jours, nous avons vu passer de somptueuses et rapides voitures américaines conduites par des chauffeurs en livrée ; leurs occupants, femmes élégantes, la main sur leur coffret à bijoux, hommes penchés sur des indicateurs ou des cartes routières... Puis sont venues des voitures moins brillantes, moins neuves, dont les conducteurs, de petits-bourgeois, généralement accompagnés de leurs familles, avaient besoin de nous. Un ou deux jours plus tard et ce furent les plus incroyables guimbardes... Puis vinrent les cyclistes. » Témoignage de Pierre Mendès France.
« D'abord, on voit passer les riches. Grosses machines, vitesse, ils fuient les premiers, ils ont une peur accélérée... Leur passage dura environ deux jours... Puis vinrent des véhicules médiocres, bourrés de matelas et de petites gens... puis des camions, des camionnettes dont le chargement était étrangement disparate... puis il y eut un calme, du vide... et apparurent les bicyclettes. » Témoignage de René Benjamin, thuriféraire du Maréchal.
Indiscipliné, l'exode gagne à la vitesse de l'incendie.

Des autorités défaillantes

Des autorités défaikkantes pendant l'exode de mai et juin 1940
Les autorités ont été souvent défaillantes. A Vouziers, le sous-préfet et le maire ont disparu, il n'y a plus de sapeurs-pompiers pour éteindre les incendies. Si les notables qui peuplent souvent les conseils municipaux des villes ne prennent pas de décision, ou tardent à donner des ordres d'évacuation, c'est que l'autorité militaire, qui doit les aviser, est elle-même défaillante et ne lit pas clairement la carte de guerre.
Quand les paysans apprennent que, dans les villages proches, les chars allemands attaquent, ils rattrapent les cortèges venus des villes et les villages se vident. Le mouvement se répercute assez loin des combats, par un processus d'imitation. Les villageois partent, parce que leurs voisins sont partis.
Impossible à cette immense cohue de se procurer des vivres aux étapes. Boulangers et bouchers sont absents. Vouziers est pour cette raison pillé de fond en comble par les soldats en déroute. La ville de Rethel est à son tour mise à sac : ses commerçants l'ont abandonnée. A Reims, où les boutiques sont fermées, les rideaux de fer abaissés, les réfugiés cherchent des vivres par la force.
De proche en proche, les secours organisés permettent de régulariser le flux, et les convois ferroviaires se constituent à l'arrière pour évacuer le gros vers Paris et, de là, vers la France du Sud et de l'Ouest, en essayant de se conformer grossièrement aux plans d'évacuation rédigés avant la guerre. Le premier flux du 16 mai est plus régional que national : il se traduit par le transfert des populations de l'axe Sedan-Reims vers l'ouest et le sud. Mais il est beaucoup plus désordonné et massif dans la région du Nord, en raison de la très rapide poussée allemande sur Abbeville, qui trouble les colonnes et les oblige à changer de destination, appuyant de plus en plus vers l'ouest, puisque le sud est interdit. La prise de cette ville par les chars de Guderian anéantit le seul espoir de repli des réfugiés encore en route au-dessus de la Somme. Elle donne le vrai signal de la débâcle.

La contagion du départ

Les villages que l'exode n'a pas encore atteints regardent passer les réfugiés. Sur le pas de leurs portes, les habitants disposent, au début, des seaux d'eau, des bouteilles de lait, des vivres. Les femmes hébergent des passants épuisés qui s'en vont parfois, le lendemain, en dérobant l'argenterie.
Exilés, ils se demandent à chaque instant s'ils n'ont pas eu tort de partir.
Mais leur exemple semble contagieux.
Ceux qui ont de l'argent l'ont retiré en hâte des caisses d'épargne pour aller se le faire voler plus tard par des compagnons de route qu'un excès de malheur rend plus aisément malhonnêtes.
Ceux qui ont un lit l'ont abandonné pour une botte de paille déjà souillée d'excréments. Ceux qui ont des provisions en ont chargé des sacs à dos qui scient les épaules, retardent la marche et finiront dans les fossés de l'exode.
Les villages et l'exode en France en 1940

Pourquoi seraient-ils restés ?

Les départs de juin ont été les plus nombreux et, sinon les plus dramatiques, du moins les plus souvent racontés et les plus connus.
C'est aussi qu'ils ont touché un nombre de Français qu'il n'a jamais été possible de préciser avec exactitude (entre six et huit millions), qu'ils ont été marqués par des épisodes sanglants autour des ponts de la Loire, qu'ils ont contribué enfin à entasser, sur des territoires sans cesse plus étroits, des masses sans cesse plus nombreuses.
Après la panique du 16 mai et les premiers départs des Parisiens, le gouvernement se reprit et joua, puisque l'armée allemande avait infléchi sa marche, la carte de la confiance. Il n'était plus question de partir. Services publics et travailleurs étaient invités à rester sur place. Si la guerre continuait, il était d'ailleurs nécessaire de conserver la population ouvrière indispensable au fonctionnement des usines d'armement toujours en pleine activité.
Le bombardement des usines Citroën le 3 juin, l'attaque allemande sur la Somme le 5 juin allaient tout remettre en question et, dans les premiers jours du mois, la capitale se vida rapidement. Les communiqués, aussi discrets qu'ils aient été, parlaient de villes proches, de villes où l'an passé encore on s'était rendu en vacances; la capitale était traversée de troupes de réfugiés qui s'entassaient autour des gares d'Austerlitz, de Lyon, du Montparnasse; enfin les ministères déménageaient ostensiblement les archives qu'ils n'avaient pu détruire. Dans ces conditions, et alors que le général Héring parlait de défendre la capitale « pied à pied », pourquoi seraient-ils restés, ceux qui n'étaient pas affamés d'héroïsme, ceux qui voyaient leur quartier se vider de tous les commerçants, ceux qu'inquiétaient les fumées noires rôdant sur la ville et le bruit du canon que le vent apportait parfois?
et interminable convoi halluciné, au spectacle sans cesse renouvelé, défilait devant nous, qui étions fascinés. Un sentiment de compassion nous étreignait, mêlé d'incompréhension. D'où venaient-ils ? Qui étaient-ils ? Où allaient-ils ? Ils suscitaient la peur et la misère, ils étaient la panique et devenaient contagieux. Un moment, vers la fin, nous vîmes, avec effarement, des gens que nous connaissions, du village voisin, Warlus, passer avec leurs attelages. Ils n'avaient pu résister au déferlement.
Marcel les interrogea : « Où allez-vous comme ça ? » Ils haussèrent les épaules : « Tout le monde fait comme cela »
Témoignage
Un spectacle sans-cesse renouvelé