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La journée d'un chef
de gouvernement
du Front Populaire

Le désenchantement
et la chute

Le gouvernement, c'est aussi un art de vivre. Et souvent, en France notamment, de vivre vieux. Léon Blum, accédant au pouvoir à soixante-quatre ans, avait compris que la fonction qui lui était confiée n'était pas de gestion, mais de décision et d'arbitrage, et qu'elle impliquait avant tout l'aptitude à la réflexion et la sauvegarde d'une certaine sérénité. Aussi avait-il choisi de rester souvent chez lui, dans son appartement du 25, quai Bourbon où, lisant et recevant beaucoup, il préparait les choix qu'il lui faudrait faire à l'hôtel Matignon.

Léon Blum aimait se lever tard

Léon Blum aimait se lever tard
Léon Blum aimait se lever tard. On doit à Daniel Guérin une évocation pittoresque, sans sarcasme excessif, de ces instants qui précédaient le « petit lever » du leader socialiste. Notons pourtant que cette description date de quelques années avant l'accession au pouvoir, et ne reste plus vraie à l'époque dont nous parlons :
« Ce matin-là, à la surprise du visiteur, il est encore au lit. Des oreillers lui donnent une position assise. Autour de lui, sur les draps, des journaux, des papiers.Il est vêtu d'un pyjama de couleur mauve, tacheté d'or. Son accueil est chaleureux, presque expansif. Derrière le pince-nez, la bonté irradie, une bonté familière et pourtant distante — aristocratique. Le charmeur met tout de suite le visiteur à l'aise, le traite en vieille connaissance... »
A partir de juin 1936, pourtant, Léon Blum est presque tous les jours levé vers huit heures. Dans son bureau ou dans le salon dont les fenêtres donnent sur la Seine « qui, disait-il, ressemble tout juste là à son affluent », il étudie des dossiers et reçoit des visiteurs. Ainsi, à partir du début d'août. commence-t-il presque toutes ses matinées en accueillant l'homme qui est chargé de « tourner » la « non-intervention » en Espagne de telle façon que la République reçoive le plus d'aide possible : Gaston Cusin, proche collaborateur de Vincent Auriol. Ils passent des heures ensemble à inventer les astuces les plus subtiles.

Léon Blum, un homme d'une extrême courtoisie

Léon Blum, un homme d'une extrême courtoisie
Tous les mercredis, à 9 heures, ce sont les dirigeants communistes presque toujours Thorez et Duclos, mais parfois aussi Cachin ou Gitton jamais Marty, qui sonnent à sa porte. Jacques Duclos a laissé, dans ses Mémoires, une bonne description de ces curieux Conseils de cabinet marginaux d'un sous-gouvernement de gauche.
« Une vieille maison sur le bord de la Seine, une belle porte cochère qui portait fièrement et noblement la marque des siècles passés, une entrée pavée donnant sur une cour intérieure et un vieil escalier de grande allure à la belle rampe... conduisait à l'appartement... Des pièces spacieuses au plafond très élevé... Tel était le cadre de nos rencontres, fait à la fois de raffinement et de simplicité... Dans le bureau où d'habitude nous étions reçus..., il y avait une belle bibliothèque..., une très belle édition des oeuvres de Stendhal qui était un des auteurs préférés de Léon Blum, ce qui d'ailleurs constituait un point d'accord entre lui et moi... Léon Blum était un homme d'une extrême courtoisie, même un peu maniéré et il y avait toujours entre nous, avant d'aborder les questions sérieuses, une conversation à bâtons rompus qu'il savait fort bien engager. J'avais remarqué que lorsqu'il s'attendait à une discussion assez dure, en raison des événements, il s'efforçait de détendre quelque peu le climat en nous livrant certains " secrets " des délibérations ministérielles..., secrets qui étaient d'ailleurs connus de beaucoup de monde. Mais l'orientation était toujours la même : il nous faisait part des difficultés auxquelles il se heurtait et souvent c'est à partir de là que nous enchaînions... »

Début 1937, Blum est un homme fatigué

A l'hôtel Matignon, le bureau de Léon Blum est au rez-de-chaussée, donnant sur le jardin. A la droite du bureau se trouve la salle du Conseil de cabinet décorée de tapisseries évoquant les aventures de don Quichotte. A la gauche, le bureau d'André Blumel, puis ceux de ses collaborateurs du cabinet. Jules Moch et le secrétariat général se sont installés au premier étage, ainsi que les deux sous-secrétaires d'État, entourés de leurs chargés de mission. Ils se partagent les pièces de l'appartement du président du Conseil, Léon Blum continuant à habiter, on l'a dit, quai Bourbon. Reste un appartement de collaborateur du président du Conseil, où Blumel s'installe, pour assurer la permanence de nuit et filtrer les messages, ne transmettant à Léon Blum que ceux qui présentent un caractère d'extrême urgence.
« Les locaux sont si encombrés du fait de la nouvelle organisation de la présidence du Conseil, écrit Jules Moch, que je dois installer des secrétaires dans les couloirs et dans les luxueuses salles de bains de marbre : on transforma les baignoires en tables de travail en les couvrant de planches. »
Toutes les soirées que le président du Conseil ne devait pas consacrer à la « représentation », aux réceptions officielles, il les passait en petit comité, quai Bourbon. Autour de la table du dîner présidée par Thérèse Blum, se retrouvaient presque toujours Renée et Robert Blum, si discrètement fidèles et actifs, André Blumel et Oreste Rosenfeld chargés tous deux d'exprimer une face de la vérité que l'on pourrait ainsi résumer : l'aimable avocat au barreau de Paris était là pour indiquer qu'il n'est pas de problème si ardu que la négociation ne puisse résoudre, l'art du compromis assouplir: le rugueux journaliste d'origine balte se chargeait, lui, de rappeler que le socialisme a ses exigences spécifiques, que sur les principes, on ne saurait transiger. Alceste et Philinte de la politique, les deux moitiés de Léon Blum...
Peu à peu, la sérénité relative des matinées et des soirées du quai Bourbon ne suffit plus à compenser, à alléger la tension qu'imposaient négociations, défis, décisions à prendre. Peu à peu, la « distance » prise se raccourcit. Peu a peu, Blum est plus brutalement immergé dans le tourbillon de l'événement. Ni la sollicitude de Blumel, ni la diligence de Moch, ni l'ingéniosité de Dormoy ne peuvent plus le protéger. Les crises se multipliant, il en subit le choc de plein fouet. A partir du début de 1937, Blum est un homme fatigué, harassé, que tel de ses médecins met en garde contre le moindre dépassement de régime ou d'hygiène. Et quand il quittera le pouvoir, ce ne sera pas sans une sorte de soulagement physique, si profond est son épuisement.

Le talent oratoire de Blum

Le talent oratoire de Blum
Vers midi, Léon Blum gagnait l'hôtel Matignon où il entendait un bref exposé de la situation, fait par André Blumel ou par Jules Moch, puis prenait le plus souvent son déjeuner avec ses collaborateurs, quand il n'était pas l'hôte d'une grande association (l'American Club, en juin, par exemple) ou d'amis très intimes. L'après-midi était consacré, partie à Matignon, partie à la Chambre ou au Sénat où il était très assidu, soutenant les projets de loi difficiles à faire accepter, surtout par les sénateurs, aux côtés de ses collègues qui n'avaient pas tous le talent oratoire d'un Cot ou d'un Monnet. Il faut lire les textes des interventions de Blum, durant cet été 1936, pour mesurer le talent d'un grand debateur formé par seize ans de tribune parlementaire, et l'âpreté du combat que l'opposition mène contre lui.
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