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Léo Lagrange

L'été des premiers
congés payés

Des mesures sociales adoptées au lendemain des Accords Matignon l'institution des congés payés est, sinon la plus importante, du moins la plus spectaculaire. Et si elle déclenche un tollé dans l'opposition qui clame à qui veut l'entendre que ce ne sont que des « journées perdues pour l'industrie française », elle n'en représente pas moins une normalisation, car la France est le dernier pays industrialisé d'Europe à reconnaître ce droit aux travailleurs.
Léo Lagrange, promu grand ordonnateur des réjouissances populaires, en sa qualité de sous-secrétaire d'État aux Sports et Loisirs, est chargé de leur apporter une impulsion et une structure... sans rigidité.

Léo Lagrange avait quelque chose de Jaurès

Léo Lagrange
Léo Lagrange était un jacobin de Gironde. Il était né en 1900 à Bourg, agglomération portuaire et viticole proche du Bec-d'Ambès. C'était un socialiste très militant, véhément, mais peu porté à se payer de mots. Très grand, solidement découplé, le teint clair, le menton puissant, la voix sonore, Lagrange avait, confia Blum à un ami, quelque chose de Jaurès.
C'était un homme que tout désignait pour l'exercice d'un pouvoir. Il se garda toujours d'abuser de ces sortes de privilèges, qu'il tenait d'autant plus en suspicion que d'autres dirigeants de la jeunesse en avaient fait un plus mauvais usage. Il avait adhéré à vingt ans (c'était l'époque du congrès de Tours) au parti socialiste. Bien qu'ayant pris position, en démocrate, contre le ralliement à la IIIe Internationale, il était resté proche du courant de gauche de la SFIO le plus favorable aux communistes, la « Bataille socialiste » de Jean Zyromski. En 1930, il était élu à la CAP (commission administrative permanente, le gouvernement du parti socialiste) et, en 1932, entrait à l'Assemblée nationale comme député d'Avesnes (Nord). Sa première intervention avait été consacrée à dénoncer l'influence de Stavisky; la seconde à critiquer les orientations du premier gouvernement de Pierre Laval. Il savait choisir ses cibles.

L'organisation des loisirs

organisation des loisirs par Léo Lagrange en 1936
Quand Léon Blum, formant son gouvernement, et se souvenant de la passion pour le sport qu'éprouvait le jeune critique de la Revue blanche, crée un secrétariat d'État aux « Sports et Loisirs », il y appelle ce député de trente-six ans qui n'est pas, dans le parti, de ses proches, mais dont il admire l'intrépidité. Il s'agit en effet d'assumer un rôle de pionnier. Qui, depuis Paul Lafargue, depuis Benoît Malon (qu'admirait tant Blum un demi-siècle plus tôt) avait su poser le problème du loisir ? Le marxisme avait tant contribué à la sacralisation du travail!
Léo Lagrange, sa femme Madeleine, avocat comme lui, et les quelques collaborateurs (Bécart, Dolléans, Roux, Bontemps, Mme GrunebaumBallin) que leur permet de grouper un budget dérisoire, s'attachent d'abord à fixer quelques principes, puis à créer les conditions qui, à partir de la loi de 40 heures et de celle des congés payés, feront de ces loisirs autre chose qu'un non-travail : une ouverture sur le monde.
Le jour même de la formation du gouvernement, le 6 juin, Léo Lagrange déclare à la radio : « L'organisation des loisirs est un terme derrière lequel il convient de définir ce que l'on entend mettre. Il ne peut s'agir dans un pays démocratique de caporaliser les loisirs, les distractions et le plaisir des masses populaires et de transformer la joie habilement distribuée en moyens de ne pas penser. » Et en réponse aux questions d'un enquêteur américain : « Notre objectif consiste à recréer le sens de la joie et celui de la dignité. Il faut mettre à la disposition des masses toutes les espèces de loisirs. Que chacun choisisse. Il faut ouvrir toutes les routes afin que chacun puisse participer au jeu libre et équitable de la démocratie. »
Il ne faut pas oublier que Lagrange était investi de ce rôle d'animateur de la jeunesse en un temps où, de Rome à Nuremberg, d'autres en faisaient un usage pervers. C'était le temps du dopolavoro fasciste, du Kraft durch Freude nazi, et en Espagne, de José-Antonio Primo de Rivera. En France, Jacques Doriot n'oubliait pas qu'il avait été pendant près de dix ans le dirigeant des Jeunesses communistes, avant de recevoir des subsides de Mussolini et de passer du côté de l'Axe. Beaucoup de poisons à purger, beaucoup de fantômes à conjurer pour un seul homme...

La réaction de la bourgeoisie française

Eté 1936 : La réaction de la bourgeoisie française
La bourgeoisie française accepta fort mal cette accession du monde ouvrier à ses droits élémentaires. Chansonniers et dessinateurs multipliaient les ricanements à propos des « congés payés » ces gens qui trempaient si gauchement leurs pieds dans l'eau des plages désormais envahies par la populace. Un dessin publié par le Canard enchaîné, le 12 août, montrait une « rombière » installée dans une baignoire, au bord des vagues, et gloussant : « Vous ne pensez pas que je vais me baigner dans la même eau que ces bolcheviks ! »
Sur le mode plus grave, la revue d'extrême droite Combat parle du « viol » du paysage français par « les sales pattes de l'ogresse laïque » qui fait perdre aux Français leur « ultime raison d'être ». « Celui qui n'est pas décidé à s'ouvrir les veines dans un bain chaud ou à fuir dans un monastère égyptien, il ne lui restera plus qu'à prendre un fusil, quelques cartouches et à descendre le plus possible de tyrans aussi dangereux que le barbare germain... à déclencher une révolution intérieure, même sanglante. »
Plus typique encore cet article de l'Écho de Paris du 26 septembre 1936, avec sa niaiserie hargneuse : « Un jour du mois d'août dernier, près d'Alençon, vers 10 heures du matin, nous nous étions arrêtés, à l'orée de la superbe forêt de Perseigne, que nous venions de traverser. Une bande d'écoliers, conduits par leur maitre, se formèrent en cortège et, sous l'oeil stupéfait des rares habitants du " Buisson ", entonnèrent l'Internationale en se dirigeant vers
Saint-Pigorner.

Une réduction de 40%

Les billets des conges payés en 1936
Il fallait trouver les moyens de crever l'écran qui se dressait entre l'univers du travail urbain concentré et celui, extérieur, du loisir national, et, d'abord obtenir les billets à prix réduit des directeurs des grands réseaux ferrés, encore privés.
La scène fut pittoresque. Recevant derrière son bureau tout neuf les quatre principaux dirigeants des chemins de fer, formidables personnages du Système, Lagrange leur exposa très clairement ses vues : obtenir une réduction de 50 % sur les billets de « congés payés ». Stupéfaction de ces « experts ». Impossible! Les marges bénéficiaires sont trop étroites... Et l'un d'eux de lancer : « Monsieur le ministre, ce que vous nous demandez là est antiferroviaire ! » Alors Léo Lagrange n'y tient plus. Il frappe sur la table, parle le dur langage de l'État, du pouvoir. Il arrache une réduction de 40 %, et quelques millions de Français s'en trouvèrent bien.
Ainsi s'opéra cette rencontre un peu miraculeuse et scandaleusement tardive entre la masse du peuple et l'espace français, le rendez-vous du monde du travail avec la mer, la découverte de la France par ceux qui la bâtissaient, ce que Léon Blum a appelé « la réconciliation, avec la vie naturelle, des ouvriers séparés et frustrés ».
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