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La grève sur le tas

La victoire, en 1936,
du Front Populaire

La France connaît à ce moment-là une formidable explosion sociale : une vague de grèves d'un style nouveau, grèves avec occupation d'usines qui touchent plus de deux millions de salariés. Le mouvement commence le 11 mai aux usines Bréguet du Havre. Le 13, il gagne les ateliers Latécoère de Toulouse...
Le 26, la grande vague atteint la métallurgie dans la région parisienne : Farman à Boulogne-Billancourt, Nieuport à Issy-les-Moulineaux, Lavalette, Renault, Citroën...
Alors que Léon Blum constitue son ministère, le phénomène fait tache d'huile. Tous les secteurs de l'activité commerciale et industrielle sont paralysés à Paris et en province : grands-magasins, mines, imprimeries, alimentation, bâtiment...

Le mouvement ouvrier de 1936

Les meilleures explications du mouvement ouvrier de 1936 ont été données par l'exemplaire militant syndicaliste que fut Pierre Monatte, pacifiste de 1914 passé un temps par le PCF et devenu le leader de la Révolution prolétarienne, journal dans lequel il écrivait, dès le 10 juillet 1936: « Tant de misère, tant de contrainte, tant d'oppression devaient aboutir à une flambée de révolte. Mais quand?... L'esclavage dans l'usine moderne, la souffrance accumulée pendant des années, tout ce que le patronat avait réussi à imposer depuis la défaite ouvrière de 1919-1920, sur laquelle étaient venues s'appesantir la rationalisation, puis la crise économique, voilà la cause profonde, la cause essentielle des dernières grèves. Le facteur décisif de leur déclenchement a été la venue du gouvernement de Front populaire. Enfin la police ne serait plus au service du patron! Enfin le gouvernement serait, sinon bienveillant, au moins neutre! Du coup, on n'a pas eu la force de supporter plus longtemps. Pas même d'attendre que le nouveau gouvernement soit formé. La grande détente s'est produite... »
Mais Monatte ne se contentait pas de cette justification globale de « l'explosion ». Il lui trouvait des explications plus circonstancielles. D'abord « le facteur décisif... qu'a été du seul fait de sa naissance le gouvernement du Front populaire qui a donné à la classe ouvrière plus que nous n'osions espérer de six mois d'efforts à son abri... » Ensuite « l'intervention des communistes à l'origine du mouvement ». Certes, précise Monatte, ils n'avaient « pas prévu l'ampleur du mouvement... Mais le coup de sonde, c'est bien eux qui l'ont donné. La sonde a rencontré la nappe d'eau souterraine, le courant de souffrance et d'espoir qui cherchait une issue... »
On ne négligera pas, telle que la suggère Monatte, la thèse d'une provocation patronale. En décidant au lendemain du 1er mai du renvoi de travailleurs qui étaient de vrais défis, le patronat paraît avoir voulu gêner le Front populaire, « glisser quelques grèves sous ses premiers pas, creuser devant lui le trou d'une période sans journaux, donc fertile en rumeurs et propice à la panique, et le faire choir dans ce trou en venant au monde. [...] Avouez que ç'aurait été un coup de maître! »
Les arrêts du travail n'étaient d'ailleurs pas rares au début de 1936, dans un monde ouvrier dont le pouvoir d'achat s'était affaissé de 20 à 25 % depuis l'arrivée au pouvoir de Pierre Laval. Les enquêtes que des journalistes de tous bords conduisirent lors de la crise font surgir une réalité effrayante, auparavant ignorée de la presque totalité de la presse de l'époque. Dans l'Illustration, organe par excellence de la bourgeoisie provinciale, Robert de Beauplan parla de « salaires de famine » tandis que dans Candide, le journaliste d'extrême droite Pierre Villette reconnaissait « la profonde misère de la classe ouvrière, l'insuffisance des salaires, de terribles cas d'exploitation ». En février les dockers de Marseille, en mars les ouvriers de chez Michelin, en avril les métallurgistes lyonnais de chez Berliet avaient, dès avant le succès électoral du Front populaire, donné l'alarme en cessant le travail. Mais c'est peu de jours après le 3 mai, quand les ouvriers français « prennent conscience de leur misère en même temps que de leur pouvoir » que le mouvement va exploser, et sous la forme originale des « occupations » d'usines.

Les premières occupations

Les grèves en mai 1936
Dans la rue et les établissements publics, le climat de kermesse populaire s'estompe bientôt.
En ce début du mois de mai, la réalité est ailleurs, dans les cours des usines et singulièrement au Havre et à Toulouse où cinq ouvriers viennent d'être licenciés par leur direction pour avoir chômé le ler mai. Alors éclatent les premières grèves de protestation. Quand les chômeurs sont réintégrés quelques jours après, il est déjà trop tard : le mouvement de contestation a pris un caractère irréversible.
Telle une épidémie impossible à enrayer, la contagion se propage de proche en proche en commençant par les grandes entreprises aéronautiques : le 11 mai, Breguet débraie, imitée le 13 par Latécoère et le 14 par les Établissements Bloch, à Courbevoie.
Un fait absolument nouveau marque ces manifestations : les ouvriers ne se contentent pas de croiser les bras, ils occupent leurs usines. C'est là, en même temps qu'une indéniable atteinte au droit de propriété, un phénomène de prise de conscience des classes laborieuses : elles ne sont pas plus la » chose » du patronat que les machines et ateliers ne sont la propriété exclusive des dirigeants.
Au contraire, le matériel de l'entreprise constitue, en quelque sorte, le patrimoine de la classe ouvrière. Dès lors, elle veille sur les machines au repos, en en prenant un soin des plus jaloux.

Extraits de reportage

reportage sur les grèves de 1936
De ces grèves qui ont laissé une si forte empreinte sur l'esprit des Français de tous bords et orienté la politique de Léon Blum, il faut donner quelques aperçus plus précis. On citera des extraits de reportages que firent alors pourleurs journaux respectifs deux des plus brillants intellectuels de leur génération, qui devaient suivre des chemins différents, Emmanuel d'Astier de la Vigerie et Bertrand de Jouvenel. Savoureuses, ces plongées d'aristocrates en milieu ouvrier!
D'Astier décrit ainsi une des premières nuits d'occupation chez Renault : « Une heure du matin. Les accordéons, les pistons, les flûtes se sont tus. On ne guinche plus. Les heures trop longues commencent à peser sur la nuque. Les belotes même languissent. Un atelier chante encore Sous les roses. Mais, lovés dans les coins, des groupes de dormeurs commencent à en écraser. Dans un coin, un dernier accordéon et un dernier piston ont entonné : Tout va très bien, Madame la marquise, les ouvriers reprennent en chœur : " Tout va très bien! "
Tout de même, les ateliers baignent dans une atmosphère d'angoisse. Malgré les rires, les jeux et les plaisanteries, les nerfs à vif sont à peine contenus par la discipline. On sent les esprits oppressés par l'absence d'une résistance extérieure apparente, les têtes à l'affût d'une provocation mystérieuse d'un ennemi implacable.
»
Un gréviste dit pourtant à d'Astier : « Nous avons joué et gagné cette fois-ci. Toutes les conditions de succès étaient remplies : la surprise, le mouvement des masses parfaitement organisé et contenu dans les limites données; l'entente, d'usine à usine, par des liaisons bien établies; l'argent, puisque les municipalités nous ravitaillent largement, ce qui est essentiel pour le moral; la discipline sans violence, parce que nos cadres sont suffisamment entraînés aujourd'hui; enfin la tactique : occuper l'usine, nous maintenir, coûte que coûte, comme dans une ville assiégée, sauvegarder le matériel et l'outil. Montrer assez de force passive pour ne pas avoir à s'en servir '... »
Et Jouvenel dans Marianne : « Durant trois jours j'ai été d'usine en usine. J'ai vu des bousculades joyeuses autour des corbeilles de nourriture apportées du dehors, j'ai entendu applaudir des voix de fausset et des imitations de comiques. Je n'ai assisté à aucune brutalité. Je n'ai entendu parler de mauvais traitements infligés à personne, de dégâts occasionnés à aucune machine. La " grève sur le tas ", c'est un pique-nique prolongé. Il faut un effort pour se rappeler qu'on assiste à une bataille. Qui est l'adversaire? Où est l'adversaire?
Elle est close, la porte sur laquelle est écrit le mot jadis redoutable : " Direction ". Dans ce bureau respecté par les ouvriers, il y a des livres de comptes. En les examinant de près, on verrait quelles augmentations de salaires sont possibles sans provoquer la faillite de l'affaire
»

Dans le calme et la joie

1936, la grève dans le calme et la joie
Fin mai, la grève a gagné à peu près tous les secteurs industriels, dont l'automobile et le textile. Le 30 mai, on recense 40 820 grévistes dans la seule région parisienne. Le directeur de la Licorne télégraphie à sa famille : Je ne puis sortir mais je suis autorisé à recevoir des visites. Cette anecdote pourrait faire croire à un véritable affrontement entre patrons et ouvriers. En fait, l'ambiance est loin d'être explosive. Un ouvrier de Nieuport-Astra, à Issy-les-Moulineaux, commente ainsi la situation :
Il ne s'agit pas d'une tentative de soviétisation mais tout simplement de faire aboutir nos revendications. Cette grève, nous l'exécutons selon une formule nouvelle : au lieu d'abandonner les ateliers, nous avons préféré les occuper pour accroître l'efficacité de nos revendications.
Quant au point de vue patronal, voici une réflexion qui en résume beaucoup d'autres :
Ils nous demandent d'adopter un certain nombre de mesures telles que la semaine de quarante heures ou les congés payés. Ces questions intéressent l'ensemble de l'industrie aéronautique et il semble que seul le législateur pourra trancher.
En réalité, ainsi que l'écrit Antoine Prost, l'occupation des usines accomplissait ainsi pacifiquement une véritable révolution : la fin du pouvoir patronal. Le rêve ouvrier du grand soir se réalisait sans effusion de sang [...] La joie régnait en effet dans les usines occupées [...] Les comités de grève transformaient l'attente en une grande fête populaire improvisée : séances récréatives, chants, bals... On laisse les femmes entrer chez elles la nuit. D'ailleurs le comité veille à ce que la fête ne dégénère pas : la moralité est rigoureuse et l'alcool interdit. Pas de sectarisme : les catholiques peuvent sortir le dimanche pour aller à la messe: ils rentrent ensuite. Quant au ravitaillement, il est assuré généralement grâce à la complaisance des commerçants du quartier car les classes moyennes ne se sentent pas menacées par cette atmosphère pacifique.
Et Simone Weil consigne dans La Révolution prolétarienne du 10 juin : Cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure, une joie sans mélange.
Même là où le patronat tente de contrecarrer la grève, il ne parvient pas à enrayer la bonne humeur qui règne ni d'ailleurs à changer quoi que ce soit. Ainsi, dans le Nord, où la biscuiterie-chocolaterie DelespaulHavez est remise en marche par les ouvriers, le gouvernement fait couper le courant électrique; mais les ouvriers s'obstinent et finissent, avec les moyens du bord, par fabriquer du pain. L'une des premières miches est adressée au directeur, accompagnée du billet suivant :
Monsieur le Directeur, devant votre misère, les ouvriers de votre usine ont décidé de faire du pain. Nous vous en envoyons un échantillon. Si vous le trouvez agréable, vous pourrez venir au ravitaillement tous les jours à 14 h 30. Nous regrettons pour l'instant de ne pouvoir vous donner un secours en espèces mais cela viendra par la suite.
Des scènes pittoresques, cocasses, touchantes émaillent ces journées d'un tiède printemps : comme les ouvriers respectent la consigne en s'interdisant de rentrer chez eux, leurs épouses viennent les voir; à travers grilles et barreaux s'échangent caresses et baisers. Dans les usines, la vie s'organise : les ménagères apportent ravitaillement, couvertures et vêtements chauds, hissés aux étages supérieurs par des cordes.
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