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La grève chez Renault

La victoire, en 1936,
du Front Populaire

Le 13 juin 1936, au terme de deux semaines d'occupation, ouvriers
et ouvrières défilent joyeusement dans les rues de Boulogne-
Billancourt. Ils ont obtenu les "quarante heures", les congés payés...

Madame la grève est enterrée en fanfanre

Le samedi 13 juin 1936, Boulogne-Billancourt est le théâtre d'un spectacle qui restera gravé dans les mémoires. Cela commence l'après-midi par une sourde rumeur montant de l'usine Renault, qui occupe près du tiers de la ville. Sur la place Nationale, décorée de banderoles, de drapeaux et d'affiches, la porte s'ouvre toute grande pour laisser déboucher un cortège extravagant. Alfred Costes, le député communiste, André Morizet, le sénateur-maire socialiste, et tous les élus de la ville marchent en tête, suivis des militants du comité de grève, chargés de gerbes rouges. Puis, sur des chars fleuris, décorés de feuillages et d'emblèmes, s'avancent, fanfare en tête, des tableaux vivants.
Ici, « la République », en bonnet phrygien, soutenue par un marin, un cultivateur et un forgeron. Là, «la Paix » terrassant la guerre figurée par un gladiateur. Plus loin, des rosières précèdent un groupe de jeunes grimés en « bolchevik-au-couteau-entre-les-dents ». Un mannequin, oeuvre de menuisiers de l'atelier de carrosserie, représente « la semaine de quarante-huit heures » : on y met le feu. Le clou du spectacle est une parodie de l'Église. Des ouvriers habillés en ecclésiastiques, suivis d'enfants de choeur en soutane, mettent en scène « l'enterrement de Madame la Grève » et « l'enterrement du Capital ». Manière de ressusciter l'antique tradition de « l'enterrement du Père Cent », un canular de potaches cent jours avant la fin de l'année scolaire.
Derrière ce corso, ils sont plus de 30000 ouvriers et ouvrières défilent atelier par atelier. Une marée humaine. Ce burlesque cortège sillonne la ville en tous sens. Au-dessus des têtes, oscillent les portraits de Marcel Cachin, Léon Blum, Édouard Herriot, Costes, et des calicots : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! », « Vivent les vacances ! », « Renault CGT, paix, pain, travail ». On chante La Marseillaise, L'Internationale, mais aussi Tout va très bien, Madame la Marquise. Une explosion de gaîté. Tout le monde rit, s'applaudissant de sa propre victoire. Ce qui, six semaines plus tôt, semblait une utopie, est devenu réalité. Pour combien de temps ?

Le drapeau rouge flotte sur l'île Seguin

la grève chez Renault en 1936
Tout a commencé le 3 mai, le jour où le Front populaire a remporté les élections. Après avoirtoujours plié, tout encaissé en silence, les ouvriers ont eu ce jour-là le sentiment de voir se lever une aube nouvelle. Sans attendre que Blum forme son gouvernement et présente à la Chambre des projets de réformes sociales, ils ont crié dans toute la France : « Ce que nous voulons, nous l'aurons ! » En région parisienne, la grève a commencé dans l'aéronautique, chez Breguet, Latécoère, Bloch, Nieuport, Farman. Les « camarades de chez Renault » sont restés à la traîne. Il a fallu que le comité de grève de Farman les appelle à entrer dans la lutte et que quatre leaders, Costes, un ancien de Renault, député depuis le 3 mai, Benoît Frachon, secrétaire de la CGT, Jean-Pierre Timbaud du syndicat des travailleurs de la métallurgie, et Eugène Hénaff de la CGT Unitaire, viennent hisser le drapeau rouge sur la centrale électrique de l'île Seguin.
L'atelier de montage a débrayé le 28 mai, aux cris de « Quarante heures ! Congés payés ! Convention collective! ». Comme dans un ballet, la foule des ouvriers a traversé le pont pour aller s'emparer du bâtiment de la direction. Un patron, un seul, a eu le courage de s'avancer à la rencontre des ouvriers, Marcel Riffard, l'ingénieur qui dessinait les avions Caudron-Renault. Tel un savant Cosinus, il leur a demandé : « Qu'est-ce qui se passe ? »
Dans l'après-midi, chaque atelier a élu des délégués qui ont organisé l'occupation de l'usine. Afin d'éviter l'intrusion de saboteurs, ils ont placé aux portes des piquets de grève, organisé des rondes et un tour de garde. Une partie du personnel reste la nuit dans l'usine, couchée sur des lits de fortune, sur le tapis roulant de la chaîne ou les coussins des voitures. Les autres vont par roulement dormir chez eux. Les chaînes sont arrêtées, mais les ouvriers veillent soigneusement sur leur outil de travail. Pendant toute la grève, ils briquent, graissent, « bichonnent » leurs machines. L'ambiance est la joie de vivre parmi ces machines, au rythme de la vie humaine, au lieu de la cadence infernale imposée par le chronométreur. « Joie d'entendre des chants, des rires. Joie de parcourir librement toute l'usine, de découvrir les presses, la forge, la fonderie, le montage des avions ! Joie de former des groupes, de causer, de casser la croûte ! Joie de passer devant les chefs la tête haute ! » raconte la philosophe Simone Weil, venue voir ses anciens collègues.
Louis Renault, réfugié à la campagne, s'est défaussé sur son neveu François Lehideux, chargé des affaires sociales. C'est à lui que les délégués ouvriers ont présenté leurs revendications : semaine de quarante heures, congés payés, augmentation des salaires. Après plusieurs heures, il a accepté le relèvement des plus bas salaires mais, selon lui, les autres sujets relèvent de la compétence du syndicat patronal. Malgré ces réserves, il réussit à obtenir la reprise du travail pour le 2 juin. La grève semble terminée, L'Humanité a même titré : « Victoire chez Renault ».
Mais le jour de la reprise, les conversations sont animées à l'heure de la pause et à la sortie. Les ouvriers se sentent floués. Le 4 juin, ils se remettent en grève. Craignant de se laisser déborder par la base, le comité de grève communiste reprend les choses en main : ravitaillement, collectes de fonds dans le quartier. Et pour éviter que les ouvriers s'ennuient, il organise des distractions, faisant venir dans l'usine des comédiens, des vedettes de la chanson, des cinéastes. Pendant huit jours, il règne dans l'usine une sacrée ambiance avec des tournois de belote, des courses à pied et à vélo, de la musique. On danse au son de l'accordéon ou d'un trio de jazz. On se doute bien que le dur labeur va recommencer dans quelques jours, mais, tel des soldats en permission en temps de guerre, on préfère ne pas y penser.

Une joie pure, une joie sans mélange

la grève en 1936
« Enfin, on respire! se réjouit Simone Weil. Le public qui voit tout de loin ne comprend guère. Qu'est-ce que c'est? Un mouvement révolutionnaire? Mais tout est calme. Un mouvement revendicatif? Mais pourquoi si profond, si général, si fort et si soudain? »
« Dès qu'on a senti la pression s'affaiblir, immédiatement, explique-t-elle, les souffrances, les humiliations, les rancoeurs, les amertumes silencieusement amassées pendant des années ont constitué une force suffisante pour desserrer l'étreinte. C'est toute l'histoire de la grève. Il n'y a rien d'autre. On pliait sous le joug. Dès que le joug s'est desserré, on a relevé la tête. Un point c'est tout. Comment est-ce que ça s'est passé? Oh, bien simplement. Chaque ouvrier, en voyant arriver au pouvoir le parti socialiste, a eu le sentiment que, devant le patron, il n'était plus le plus faible. La réaction a été immédiate. Pourquoi les ouvriers n'ont-ils pas attendu la formation du nouveau gouvernement? En premier lieu, on n'a pas eu la force d'attendre. Dans ce mouvement, il s'agit de bien autre chose que de telle ou telle revendication, si importante soit-elle. Il s'agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence, en silence pendant des mois et des années, d'oser enfin se redresser, se tenir debout. Prendre la parole à son tour, se sentir des hommes pendant quelques jours. Cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure, une joie sans mélange.
« Oui, une joie. J'ai été voir les copains dans une usine. Joie de pénétrer dans l'usine avec l'autorisation souriante d'un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, de paroles d'accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d'entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, de la musique, des chants et des rires. Les machines se taisent : elles ne coupent plus les doigts, ne font plus mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute. Joie de vivre, parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine, non à la cadence imposée par le chronométreur. Bien sûr, cette vie dure recommencera dans quelques jours. Mais on n'y pense pas. On est comme les soldats en permission pendant la guerre. Enfin, pour la première fois et pour toujours, il flotte autour de ces lourdes machines d'autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs qui mettront un peu de fierté au coeur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal. On se détend complètement. On n'a pas cette énergie farouchement tendue, cette résolution mêlée d'angoisse si souvent observée dans les grèves. On est résolu, bien sûr, mais sans angoisse. On est heureux.
« On chante, mais pas l'Internationale, pas la Jeune Garde. On chante des chansons tout simplement et c'est très bien. Quelques-uns font des plaisanteries, dont on rit pour le plaisir de s'entendre rire. On n'est pas méchant. Bien sûr, on est heureux de faire sentir aux chefs qu'ils ne sont pas les plus forts. Mais on n'est pas cruel. On est bien trop content. On se contente de jouir du sentiment qu'enfin on compte pour quelque chose, qu'on va moins souffrir, qu'on aura des congés payés, de meilleurs salaires et quelque chose à dire dans l'usine et que tout cela, on ne l'aura pas seulement obtenu, mais imposé. On se laisse pour une fois bercer par ces douces pensées. On n'y regarde pas de plus près. Nul ne sait comment les choses tourneront. Plusieurs catastrophes sont à craindre. Les ouvriers n'ont pas des espérances illimitées. Il ne serait même pas exact de parler en général d'espérance. Ils savent bien que le poids de l'oppression sociale, un instant écarté, va retomber sur eux. Ils savent qu'ils vont se retrouver sous une domination dure, sèche et sans égards. Mais ce qui est illimité, c'est le bonheur présent. »

L'effigie de Louis Renault pendue haut et court

On en oublierait même la politique si, entre deux séances de sport ou deux récitals, les leaders n'intercalaient leurs discours enflammés. Alors, on lève le poing et on reprend en choeur La Marseillaise ou L'Internationale. Ou lorsque surgissent les photographes de presse ou des Actualités, figeant l'image d'ouvriers en casquette, debout ou assis sur les murs, et tirant à l'aide de cordes les paniers de victuailles apportés par leurs femmes au pied de l'enceinte.
Devant la reprise de la grève, Lehideux fait de nouvelles concessions: élection de délégués du personnel, introduction des congés payés. Mais le mouvement déborde maintenant Renault, s'étendant à toute la France. En un mois, le monde industriel bascule. Le délégué général du Comité des forges, Lambert-Ribot, a pris l'initiative d'une rencontre entre la Confédération générale de la production française, la CGPF, et la CGT, à Matignon, et demandé la médiation du gouvernement.
Durant la nuit du 7 au 8 juin 1936, après neuf heures de discussion, Léon Blum a arraché un accord sur des conventions collectives du travail, sur la liberté pour les travailleurs d'adhérer au syndicat de leur choix, sur le réajustement des salaires et l'instauration de délégués ouvriers. Cet accord, ou plutôt « ces accords » Matignon n'ont pas arrêté le mouvement. On entend répéter: « Matignon, maquignon ! » À Billancourt, les grévistes continuent de jouer aux cartes ou aux boules et les leaders syndicaux de se promener avec des pancartes et des mannequins pendus à l'effigie de Louis Renault. Une convention collective de la métallurgie finit par instituer les deux semaines de congés payés, la semaine de quarante heures payées quarante-huit, la mensualisation des contremaîtres. Elle augmentait les salaires de 15 % et reconnaissait les droits des délégués ouvriers. Dans ces conditions, le 11 juin, le secrétaire général du parti communiste français, Maurice Thorez, déclarait : « Il faut savoir arrêter une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut savoir consentir au compromis même si toutes les revendications n'ont pas été encore acceptées, du moment que l'on a obtenu la victoire sur les plus essentielles. ». Le lendemain, le comité de grève de Billancourt fixait au 13 juin l'évacuation de l'usine accompagnée de ce défilé de la victoire.
Le lundi 15 juin, le travail put reprendre normalement dans une usine propre où seules quelques guirlandes de papier coloré marquaient les endroits où l'on avait dansé. Penchés sur leur machine ou leur établi, tous savaient cependant que rien ne serait plus comme avant.
De tous les acquis sociaux de juin 1936, les quarante heures, la semaine des « deux dimanches » - deux jours chômés, furent les plus contestés. Leur application rigide, sans possibilité de variations saisonnières, obligea ainsi Renault à recruter cinq mille ouvriers supplémentaires dénués de formation, ce qui entraîna une chute de productivité. Devant le péril pour la Défense nationale (guerre d'Espagne, réarmement de l'Allemagne), il fallut y renoncer en 1938. Chez Renault, la durée de la semaine de travail remonta à 48 heures, pour redescendre à 47 en 1965 et 44 en 1969.
En revanche, les congés payés sont le symbole de la libération d'une classe ouvrière qui n'avait droit qu'aux dimanches et aux jours fériés. Avant 1936, seuls, les cadres et les employés pouvaient profiter de quinze jours de congé sans solde. À partir de l'été 1936, tous les ouvriers de France ont droit aux vacances payées. Jamais cet acquis ne sera remis en question. La durée des congés sera même portée à trois semaines en 1956, quatre semaines en 1969 et cinq en 1982.
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