Lettre de Paul Teitgen
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interrogatoire membres FLN

Le 29 mars 1957, Robert Lacoste reçut de Paul Teitgen, secrétaire général pour la police, la lettre suivante :
 Monsieur le ministre,
 Le 20 août 1956, vous m'avez fait l'honneur d'agréer ma nomination au poste de secrétaire général de la préfecture d'Alger, chargé plus spécialement de la police générale.
 Depuis cette date, je me suis efforcé avec conviction, et à mon poste, de vous servir — et quelquefois de vous défendre — c'est-à-dire de servir, avec la République, l'avenir de l'Algérie française.
Depuis trois mois, avec la même conviction, et sans m'être jamais offert la liberté, vis-à-vis de qui que ce soit d'irresponsable, de faire connaître mes appréhensions ou mes indignations, je me suis efforcé dans la limite de mes fonctions, et par-delà l'action policière nouvelle menée par l'armée, de conserver — chaque fois que cela a été possible — ce que je crois être encore et malgré tout indispensable et seul efficace à long terme : le respect de la personne humaine.
J'ai aujourd'hui la ferme conviction d'avoir échoué et j'ai acquis l'intime certitude que depuis trois mois nous sommes engagés non pas dans l'illégalité — ce qui, dans le combat mené actuellement, est sans importance —mais dans l'anonymat et l'irresponsabilité qui ne peuvent conduire qu'aux crimes de guerre.
Je ne me permettrais jamais une telle affirmation si, au cours de visites récentes effectuées aux centres d'hébergement de Paul-Cazelles et de Beni-Messous, je n'avais reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices ou, des tortures qu'il y a quatorze ans je subissais personnellement dans les caves de la Gestapo de Nancy.
Or ces deux centres d'hébergement, installés, à sa demande, par l'autorité militaire d'Alger, sont essentiellement pourvus par elle. Les assignés qui y sont conduits ont d'abord été interrogés dans les quartiers militaires après une arrestation dont l'autorité civile, qui est celle de l'Etat, n'est jamais informée. C'est ensuite, et souvent après quelques semaines de détention et d'interrogatoires sans contrôle, que les individus sont dirigés par l'autorité militaire au centre de Beni-Messous et de là, sans assignation préalable et par convoi de cent cin­quante à deux cents, au centre de Paul-Cazelles.
 J'ai, pour mon compte personnel et sans chercher à échapper à cette responsabilité, accepté de signer et de revêtir de mon nom jusqu'à ce jour près de deux mille arrêtés d'assignation à résidence dans ces centres, arrêtés qui ne faisaient que régulariser une situation de fait. Je ne pouvais croire, ce faisant, que je régulariserais indirectement des interrogatoires indignes dont, au préalable, certains assignés avaient été les victimes.
Si je n'ignorais pas qu'au cours de certains interrogatoires des individus étaient morts sous la torture, j'ignorais cependant qu'à la villa Sesini, par exemple, ces interrogatoires scandaleux étaient menés, au nom de mon pays et de son armée, par le soldat de Ire classe F..., sujet allemand engagé dans le 1er  R.E.P., et que celui-ci osait avouer aux détenus qu'il se vengeait ainsi de la victoire de la France en 1945.
Rien de tout cela, bien sûr, ne condamne l'armée française, non plus que la lutte impitoyable qui doit être menée par elle dans ce pays, et qui devait l'être à Alger plus spécialement contre la rébellion, l'assassinat, le terrorisme et leurs complices de tout ordre.
Mais tout cela condamne la confusion des pouvoirs et l'arbitraire qui en découle. Ce n'est plus tel ou tel responsable connu qui mène les interrogatoires, ce sont des unités militaires. Les suspects ne sont plus retenus dans les enceintes de la justice civile ou militaire, ni même dans les lieux connus de l'autorité administrative. Ils sont partout et nulle part. Dans ce système, la justice —même la plus expéditive — perd ne serait-ce que l'exemplarité de ses décisions. Par ces méthodes improvisées et incontrôlées, l'arbitraire trouve toutes les justifications. La France risque, au surplus, de perdre son âme dans l'équivoque.
 Je n'ai jamais eu le cynisme et je n'ai plus la force d'admettre ce qu'il est convenu d'appeler des « bavures », surtout lorsque ces bavures ne sont que le résultat d'un système dans lequel l'anonymat est seul responsable.
 C'est parce que je crois encore que dans sa lutte la France peut être violente sans être injuste ou arbitrairement homicide, c'est parce que je crois encore aux lois de la guerre et à l'honneur de l'armée française que je ne crois pas au bénéfice à attendre de la torture ou simplement de témoins humiliés dans l'ombre.
Sur quelque 257 000 déportés, nous ne sommes, plus que 11 000 vivants. Vous ne pouvez pas, monsieur le ministre, me demander de ne pas me souvenir de ce pour quoi tant ne sont pas revenus et de ce pour quoi les sur vivants, dont mon père et moi-même doivent encore porter témoignage.
 Vous ne pouvez pas me le demander parce que telle est votre conviction et celle du gouvernement de mon pays.
 C'est bien, au demeurant, ce qui m'autorise à vous adresser personnellement cette lettre, dont il va sans dire qu'il n'est pas dans mes intentions de me servir d'une quelconque manière. Dans l'affirmation de ma conviction comme de ma tristesse, je conserve le souci de ne pas indirectement justifier les partisans de l'abandon et les lâches qui ne se complaisent que dans la découverte de nos erreurs pour se sauver eux-mêmes de la peur. J'aimerais, en revanche, être assuré que vous voudrez bien, à titre personnel, prendre en considération le témoignage d'un des fonctionnaires installés en Algérie par votre confiance et qui trahirait cette confiance, s'il ne vous disait pas ce qu'il a vu et ce que personne n'est en droit de contester, s'il n'est allé lui-même vérifier.
J'ai, en tout état de cause, monsieur le ministre, perdu la confiance dans les moyens qui me sont actuellement impartis pour occuper honnêtement le poste que vous m'aviez assigné. Je vous demande, en conséquence, de bien vouloir prier M. le ministre de l'Intérieur de m'appeler rapidement à d'autres fonctions.
Je vous demande enfin, monsieur le ministre, d'agréer cette lettre comme l'hommage le plus sincère de mon très profond et fidèle respect.
Paul Teitgen, qui tenait une scrupuleuse comptabilité es assignations à résidence, en était à 3 994 disparitions dont personne ne voulait rendre compte ! Il savait bien que la guerre entraîne des bavures mais là, elles étaient un peu fortes ! Il fallait tirer le signal d'alarme. Voilà qui était fait. Lacoste supplia Teitgen de rester à son poste et de tenir sa lettre de démission secrète. Celui-ci céda en pensant que  il valait mieux un garde-fou endommagé que pas de garde-fou du tout. Et puis Alger semblait calme. Peut-être le cauchemar allait-il se dissiper...

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Tortures et bavures