La route s'impose et devient la voie sacrée
Février 1916 : l'attaque allemande sur Verdun
est imminente. Seuls la relève régulière des troupes
et le ravitaillement constant des zones de combat
permettraient de résister au déluge de feu et d'acier
qui promet de s'abattre. Si l'ennemi dispose de
quatorze voies ferrées desservant le front,
le côté français, lui, est pris dans un cul de
sac. Des deux lignes de chemin fer
existantes, l'une est coupée par les tirs
et l'autre passe dans le camp adverse. Reste l'humble réseau à vole métrique, dit le Petit
Meusien, tout juste capable, ironise Jules Romains
dans Prélude à Verdun, de ravitailler en temps
de paix une garnison de sous-préfecture. Effectivement,
cette ligne d'intérêt local, alors en
plein travaux d'amélioration, assure un débit de
800 tonnes par jour quand les besoins des armées
françaises sont dix fois plus grands.
Tous les yeux se braquent alors sur une artère de
7 mètres de large et de 65 kilomètres de long. courant
de la gare de Baudonvilliers jusqu'au site du
Moulin-Brülé, à 8 kilomètres de Verdun. Pendant
quatre mols, cette route tortueuse et truffée de nids de
poule assurera à elle seule la quasi-totalité du
transport des troupes, des munitions et du matériel,
tandis que le Petit Meusien, son indispensable
complément ferroviaire, se verra surtout confier le
convoi des vivres et l'évacuation des blessés.
Au
temps fort de la bataille, la route convoie
quotidiennement 2 000 tonnes de munitions et
20 000 hommes. Le vaillant petit train, lui, dont la
voie ferrée a été doublée, achemine chaque jour
330 tonnes de vivres et 2 400 soldats. A la fin juin,
une nouvelle ligne de train vient desservir les abords
de Verdun. Pour le service des transports automobiles,
c'est la bouffée d'oxygène tant attendue.
L'approvisionnementpermanent du front impose
le va-et-vient incessant des moyens de transport.
Le maître d'oeuvre de la noria (du nom de l'antique roue à eau en perpétuel mouvement) est le
capitaine joseph Downenc, un ancien polytechnicien
responsable d'un département encore récent:
le Service automobile des années, fondé en août
1914. Sur l'ordre de cet artilleur, le 19 février, soit
deux jours avant l'assaut allemand, la route est dégagée
en quelques heures. Il faut malntenant réquisitionner
le maximum de véhicules car, selon le
lieutenant Paul Heuzé, un proche de Dournenc, la
place de Verdun dispose en tout et pour tout de seulement
700 automobiles. Bien trop peu. ..
Des millliers de véhicules sont donc acheminés de France,
de Suisse ou d'Italie et convergent vers Bar-le-Duc.
Quelques jours plus tard, le 27février, on compte
3 500 camlons, bientôt suivis par 2 000 voitures de
tourisme, 800 ambulances et 200 autobus destinés
au ravitaillement en viande fraîche, auxquels
s'ajoute le cortège des convois militaires (génie,
artillerie, camions-projecteurs, autocanons. . .).
Près des deux tiers des moyens automobiles de
l'armée française sont employés à Verdun. Le flux
ne sera jamais brisé, malgré quelques frayeurs pour
l'état-major, notamment lorsque le brusque dégel
qui advient fin février creuse d'énormes fondrières,
menaçant d'immobiliser dans la boue les véhicules.
Mais, grâce au travail des hommes du Génie,
les camions ne cesseront pas leur circulation. Ce
formidable déploiement va assurer tous les dix à quinze jours la
fameuse relève des combattants voulue par Pétain...
Précipitant les deux tiers de l'année française
dans la fournaise !
L'entretien de la voie sacrée
Déjà, au cours de 1915, le tronçon de Bar-le-Duc au Carrefour du bois Brûlé avait été élargi à 6 mètres. Mais le reste de l'itinéraire comprenait des routes et des chemins le plus souvent étroits, dont le rendement ne pouvait être amélioré qu'au prix d'importants travaux.
Dès la fin de février, 16 bataillons de travailleurs, soit 8 200 hommes, étaient employés à l'entretien de la route même, ou à l'exploitation des carrières ouvertes dans la région. Ils disposaient de 140 camions et de 400 tombereaux attelés.
Entre Bar-le-Duc et Verdun, on a compté jusqu'à 20 travailleurs au kilomètre, employant en moyenne 10 mètres cubes de pierre par jour et, pendant la période angoissante de dégel, jusqu'à 15.
« En 10 mois, 900 000 tonnes de pierre dure allaient y être jetées sans que la circulation fût interrompue. »
Grâce au dévouement des cantonniers territoriaux, on put faire passer 6 000 véhicules en 24 heures, soit un débit moyen d'une voiture en 14 secondes.
Il va sans dire qu'une discipline stricte permettait seule un pareil trafic. La Voie Sacrée fut la première route gardée, à consignes de circulation sévères. Elle était d'ailleurs réservée aux automobiles, les voitures hippomobiles empruntant les routes secondaires ou les pistes, à droite et à gauche.
Le service automobile de l'armée et la commission régulatrice de Bar-le-Duc, qui réalisèrent ce tour de force, employaient à la fin de février 300 officiers, 8 500 hommes et 3 900 voitures...
Vers l'avant les voies étroites étaient multipliées pour permettre l'accès aux premières lignes et alléger la tâche des camions et des voitures hippomobiles de ravitaillement. Lorsque l'état des pistes incertaines interdisait le passage des voitures, les transports avaient lieu à dos de mulets, voire à dos d'ânes. Et les troupeaux des petits bourricots d'Afrique, trottinant dans les rues de Verdun, puis parmi les champs d'entonnoirs sur des sentiers à peine frayés, mettaient leur note pittoresque dans la désolation du paysage.
Le courage des convoyeurs, des personnels des sections de munitions et des sections sanitaires, des trains régimentaires qui, chaque soir, affrontaient les tirs d'interdiction ennemis, pour assurer les besoins des unités combattantes, était aussi méritoire qu'il était modeste et ignoré.