Assassinat et enterrement d'Amédée Froger
Amédée Froger

Les journaux publiaient les noms des victimes des attentats comme une litanie. Depuis que l'insécurité s'était installée dans la capitale, des journalistes du monde entier y avaient élu domicile. Et ces attentats étaient démesurément grossis par l'extraordinaire chambre d'écho que représentait leur présence à Alger. Le F.L.N. y comptait bien. Ben M'Hidi partageait l'opinion de Yacef : une grenade et trois blessés rue Michelet valaient plus sur le plan psychologique qu'une embuscade et des dizaines de morts dans le Constantinois. Et le meurtre d'une personnalité politique populaire chez les Européens aurait une répercussion gigantesque. Il suffisait de bien choisir la victime.
Yacef avait établi une longue liste de personnalités à abattre. Il envoya des agents de liaison surveiller l'emploi du temps de quelques-uns d'entre eux. Son choix s'arrêta sur Amédée Froger. Non seulement il était le leader des pieds-noirs les plus conservateurs, non seulement il était considéré comme le porte-drapeau des plus hostiles à tout changement, mais encore son attitude face à Lacoste et à son plan de réformes décuplait sa popularité.
C'est Ali la Pointe qui fut chargé d'abattre le président Froger.

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Le 28 décembre, à 9 h 50 Ali la Pointe vit M. Froger sortir de son domicile. Le maire de Boufarik prit place dans sa 403 grise, à côté du chauffeur qui mit son moteur en route. Ali la Pointe s'avança calmement. Il portait une gabardine beige. Dans la poche, il serrait un 7,65. Arrivé à la hauteur de la portière droite, Ali tira trois balles à bout portant. Deux allèrent se perdre dans le siège avant, mais la troisième atteignit son but. Amédée Froger, touché dans la région du cœur, s'affaissa. Ali la Pointe, qui avait reconnu à plusieurs reprises le chemin de sa fuite, dévala les petits escaliers de la rue Nocard. Le chauffeur de la 403 le poursuivit. Ali tira encore deux ou trois balles au hasard. La poursuite fut interrompue. Une voiture attendait Ali la Pointe. Le moteur tournait. Ali s'y engouffra et le véhicule se perdit dans la circulation.
Un médecin qui passait rue Michelet tenta de porter secours au président Froger qui vivait encore. Il le fit transporter à la clinique Sola toute proche. Lorsque le Dr Sola arriva pour examiner le blessé, Amédée Froger lui saisit la main et murmura : « Ils m'ont eu... » Puis la pression sur la main du médecin se relâcha. Amédée Froger était mort.
La nouvelle se répandit avec une rapidité extraordinaire : Amédée Froger est mort... assassiné par le F.L.N. On mit les drapeaux en berne, des milliers de télégrammes de condoléances arrivèrent au domicile du vieux leader. Robert Lacoste vint s'incliner devant la dépouille mortelle, puis fit à la radio une déclaration qui, il l'espérait, calmerait une ville grondante. Le speaker annonça ensuite que les obsèques de Froger auraient lieu le lendemain et que le cortège funèbre traverserait la ville.
En entendant cette nouvelle et l'appel au calme lancé par Robert Lacoste, Yacef Saadi pensa que le lendemain il pourrait y avoir du grabuge à Alger et il donna l'ordre à tous les hommes de ses réseaux de rester chez eux. Le samedi 29 décembre 1956, il n'y avait pas un membre du F.L.N. dans les rues d'Alger !

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C'est Pierre Chaussade  qui représente les autorités officielles à l'enterrement d'Amédée Froger. Chaussade, sachant que tout le cabinet Lacoste est honni par ceux dont Froger avait pris la tête, il s'apprête à passer un mauvais moment. En uniforme de préfet, suivi du colonel Ducournau, il vient saluer la famille au domicile du défunt. L'ambiance à leur égard est d'une hostilité glacée. Tous les membres de la famille leur tournent le dos à l'exception d'une femme qui leur serre la main et se montre correcte.
Chaussade monte en voiture. Il a été convenu avec les autorités que le cortège serait motorisé jusqu'au cimetière de Bab-el-Oued pour éviter les incidents. Chaussade est à peine dans la voiture qu'une dizaine d'hommes déchaînés la secouent en tous sens. Ducournau fait le coup de poing pour dégager le secrétaire général. Le cortège s'ébranle. Le corbillard est recouvert d'une triple épaisseur de couronnes et suivi d'une forêt de drapeaux d'associations d'anciens combattants. Dès le premier kilomètre, Chaussade, reconnu, est insulté. Des agitateurs, qui fument la cigarette derrière le cercueil, le traitent de tous les noms. Toutes les équipes de choc de tous les mouvements contre-terroristes d'Alger, et ceux moins belliqueux mais tout aussi excités des poujadistes et autres mouvements extrémistes sont là. On entoure Chaussade. On le menace.
Les agitateurs forment dans le cortège des noyaux de commandos. On chante la Marseillaise à la hauteur de l'Aletti, le Chant des adieux en passant devant le palais Carnot. Puis à 15 h 55, c'est parti ! A la hauteur du square Bresson, des hommes sortent du cortège et cassent tout. La ratonnade commence. Affreuse. Epouvantable. Des musulmans qui regardaient passer le cortège sont battus à mort, on précipite des hommes, des femmes du haut du Front-de-Mer sur les quais du port, dix mètres plus bas. Des coups de feu claquent. Des musulmans sont assassinés dans leur voiture. Des jeunes gens écrasent à coups de barre de fer la tête de passantes en haïk.
Au cimetière de Saint-Eugène, des criminels ont posé une bombe à proximité du caveau de la famille Froger. Elle explose à l'heure où tout le cortège aurait dû se trouver autour de la tombe. Comme par hasard, cette nouvelle atteint le convoi alors qu'il se trouve encore au centre de la ville ! Et la colère monte. Et la ratonnade continue. Tout le monde y participe.

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Heureusement. Les excités, les criminels, sont une minorité. Mais agissante. Le service d'ordre laisse faire. La police locale est une police d'Etat, mais tous ses membres sont pieds-noirs avant d'être policiers. En outre, le recrutement du flic de base, celui de la circulation, celui qui assure le service d'ordre aux abords du cortège, se fait dans les basses classes de Bab-el-Oued. Tous se connaissent. Ils savent le nom des meneurs ultras. Ils les aiment bien. Alors le service d'ordre qu'ils sont censés assurer est ridicule. Eux aussi, comme tout Alger, sont outrés de l'assassinat de Froger. Et cette folie collective qui a saisi les Européens à la vue des musulmans, cette ratonnade dans son abjection, sa saloperie, son aveuglement, qui répond à l'abjection, la saloperie et l'aveuglement des bombes terroristes, lesquelles répondaient à... Mais on ne réfléchit pas dans la rue. Et la police algéroise comprend la réaction des civils. Les gardiens de la paix ne feraient-ils pas de même s'ils n'étaient pas en uniforme ? Alors, à la limite, quand on bouscule un peu un musulman ils ferment les yeux. Ils se sentent si proches du type qui ratonne, si loin des Arabes dont les frères de race abattent quotidiennement un commissaire, un agent...
Dans toute la ville de très jeunes gens saccagent des boutiques tenues par des musulmans et molestent des passants. Et la manifestation dévastatrice continue jusqu'à 19 heures. Le hall du cinéma arabe Donyazad est ravagé. On ratonne à Bab-el-Oued. Au bas de la Casbah, les C.R.S. interviennent. Des Européens, écoeurés par la chasse au faciès, ouvrent leurs portes à des passants musulmans pourchassés par des bandes ivres de rage, de poudre et de sang. A 19 heures, il n'y a plus un Algérien dans les rues d'Alger. Seule la Casbah, où la sécurité règne depuis l'attentat de la rue de Thèbes, présente son visage habituel. Yacef sort de sa cachette. Ses prévisions se sont réalisées. Dans quelques heures on va fêter à Alger la nouvelle année. Désormais Européens et musulmans vont se trouver face à face..

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