IL faut avoir vu un lever de soleil sur  la rade d'Alger, les premiers rayons filtrant à travers la brume de mer pour aller frapper les grands cubes blancs des immeubles montant vers les frondaisons de la Bouzaréah ; il faut avoir respiré le parfum entêtant de milliers d'orangers en fleur ; il faut enfin avoir découvert les vagues pétrifiées du désert aux portes des oasis pour comprendre les pieds-noirs quand ils disaient :
— Vous comprenez pourquoi on l'aime, notre Algérie ?
Leur Algérie ! Ils l'ont, en effet, toujours passionnément aimée, et souvent de façon possessive. Il n'était que de regarder la terre qu'ils avaient su mettre en valeur avec tant de soins ; il n'était que de lire ces pages admirables, cet hymne d'allégresse chanté dans Noces par le plus prestigieux des enfants du pays, Albert Camus.
Mais cet amour, pour violent qu'il fût, n'en était pas moins, dans le fond, vaguement inquiet : au moment du déclenchement des événements, le 1" novembre 1954, la population d'origine européenne compte environ un million d'âmes, alors que la population musulmane est neuf fois plus nombreuse ; à ce rapport numérique correspond un rapport inverse de la fortune, qu'elle soit terrienne, immobilière ou qu'elle consiste en activités commerciales ou industrielles : c'est dans la minorité européenne qu'on trouve le plus grand nombre de grosses fortunes.